Les
massacres de Sabra et Chatila
[
12/10/2011 - 18:55 ]
Layla
Shahid Barrada
Les six
témoignages qui suivent sont extraits d’une large enquête menée auprès des
survivants du massacre des camps palestiniens de Sabra et de Chatila par Layla
Shahi Barada.
Ils sont accompagnés d’une chronologie détaillée des événements survenus à
l’intérieur des camps entre les 15 et 19 septembre [1982], établie à partir de
témoignages recueillis sur place.
Place des Martyrs - Beyrouth - Septembre 1982
TÉMOIGNAGES
:
La famille F. vivait auparavant à Tall el Zaatar. Après la
destruction de ce camp en 1976 et la mort du père et de l’un des fils, la femme
et les autres enfants sont venus s’installer à Chatila. Aujourd’hui Sobhia F.
vit à Chatila avec ce qui reste de ses enfants : sa fille aînée Wasfia qui
a 3 enfants, ses 3 autres filles, Khadija 22 ans, Sawsan 12 ans, Zeinab 11 ans,
et le seul garçon qui n’ait pas été tué, Adel 1 ans. Sa belle-mère était
présente pendant l’entretien. Trois générations de femmes témoignent.
Q. - Raconte-moi ce qui s’est passé.
R. - « Jeudi soir, nous étions assis à la maison lorsqu’il y a eu les
fusées éclairantes au-dessus du camp. Un homme est entré brusquement et nous a
dit : « Les Phalangistes sont en train de massacrer les gens".
Nous ne l’avons pas cru et nous nous sommes couchés. Le lendemain, quelqu’un
d’autre est arrivé en criant : « Les Phalangistes massacrent les
habitants du camp !" Mon beau-frère Sobhi F., qui habite à côté de
chez nous, s’habille à toute vitesse et sort voir ce qui se passe, Il trouve
des dizaines de cadavres dans les ruelles voisines et plusieurs blessés, H.
décide de les transporter à l’hôpital Akka qui n’est pas loin. En allant
chercher ma voiture, il voit pour la première fois les hommes armés près de
l’Ambassade du Koweït. Il revient en courant et nous dit : 4’Levez-vous,
levez-vous, il ne faut pas rester ici, il faut partir". Au même moment, nous
entendons les haut-parleurs appeler les gens à se regrouper à la Cité Sportive.
Ils disaient ’. ’4Rendez-vous et vous serez saufs". A peine sortis de la
maison, trois hommes armés nous surprennent et nous arrêtent en disant :
"N’ayez pas peur, nous sommes des Phalangistes. Vous êtes
Palestiniens ?" Nous leur avons dit que nous étions libanais et ils
nous ont dit qu’ils ne "touchaient" pas aux libanais. Puis l’un
d’eux, qui était adossé au mur et portait un pantalon kaki s’est approché et a
demandé son identité à l’un d’entre nous. Il lui a répondu : "Par la
vie de Cheikh Bachir, je suis palestinien".
Alors l’autre a dit : "Vous êtes donc tous Palestiniens.
Suivez-moi". Après avoir rassemblé tous les hommes, c’est-à-dire mes deux
fils Khaled et Amr, mon beau- frère Sobhi et nos deux voisins Abou Farid et
Abou Chihab, ils nous ont ordonné de marcher. Nous étions cinq familles dans ce
quartier, celui de Horch Tabet, face à l’hôpital Akka. Et nous avons marché,
les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Ils avaient ouvert
un chemin à travers le camp en ouvrant de grandes brèches dans les murs et nous
passions ainsi de maison en maison. Nous avons marché avec eux comme ça pendant
assez longtemps. Soudain, ils ont dit aux hommes de s’arrêter et nous ont ordonné
à nous de continuer. Nous nous sommes mises à crier et à pleurer. Ils ont
dit : "Si vous continuez à crier, nous vous tuerons vous aussi".
A peine les avions-nous dépassés de quelques mètres que nous avons entendu les
coups de feu, et nous avons compris que nous étions perdus. Alors on a crié de
plus belle. L’un d’eux disait : "Alors, qu’est-ce que vous
croyez ? Que c’est le désordre ? Nous ne tuons pas les gens. Nous les
interrogeons puis nous les jugeons." On les suppliait, on leur
disait : "Pour l’amour d’Allah, pour l’amour du Prophète Mohammad, ne
les tuez pas". Et eux disaient : "Vous avez tué Cheikh
Bachir". On leur jurait que nous n’avions rien à faire avec cet
assassinat. On leur disait même : "Que Dieu tue celui qui l’a tué...
Nous sommes pacifiques, nous n’avons pas d’armes, nous nous rendons sans
résistance... Pourquoi faites vous cela." L’un d’entre eux a dit :
"Il n’y a pas d’Allah, il n’y a pas de Mohammad, c’est nous Allah et
Mohammad, allez avancez, filles de..." et ils nous insultaient. Nous avons
continué à marcher jusqu’à une maison où il y avait un grand trou. J’ai vu
là-bas un char avec des Israéliens. Ils étaient à l’intérieur du camp, en face
de l’ambassade du Koweït. Ils ont dit : "Emmenez-les à la Cité
Sportive. Mais j’ai eu le temps de voir, et tous ceux qui étaient avec moi
aussi, une fosse profonde et pleine de cadavres. Ils tuaient les gens et
jetaient les cadavres dans la fosse. Cette fosse est près de l’ambassade du
Koweït, le long de la route. Avant qu’ils ne nous permettent de repartir, ils
nous ont alignées et l’un des hommes armés a dit à un autre en lui clignant de
l’œil : "Choisis-en une, laquelle mérite d’être égorgée ?"
L’autre a répondu : "Non, nous ne voulons pas les tuer maintenant".
Et ils nous ont fait marcher jusqu’à la Cité Sportive. Là, 3 éléments armés
dans une jeep nous ont sommés de rebrousser chemin. Alors nous nous sommes
plaintes en leur disant qu’ils nous donnaient des ordres contradictoires. Nous
avons dû faire ainsi la navette par deux fois entre l’Ambassade du Koweït et la
Cité Sportive. A un moment donné, une mine ou une bombe à fragmentation a sauté
sur notre chemin. Des blessés sont tombés et ils nous ont tiré dessus. Tout le
monde courait dans tous les sens. Nous, on a couru vers l’Université Arabe.
Nous avons rencontré sur la route une voiture et nous l’avons arrêtée. C’était
des journalistes étrangers mais il y en avait un qui parlait l’arabe. Ils nous
ont photographiés et nous ont demandé ce qui se passait. Nous leur avons dit
qu’il y avait un massacre mais ils ne voulaient pas nous croire. Nous leur
avons expliqué que nous étions les premiers survivants à sortir du camp.
C’était vendredi matin. Il devait être 6 heures du matin. »
Q. - Comment savez-vous que vos enfants ont été
tués ? Seulement par les coups de feu ?
R. - « Mon cousin a été le lendemain chercher les enfants et leur oncle.
Il ne les a pas trouvés. Il était plutôt rassuré de ne pas trouver leurs
cadavres. Mais comme il a entendu des sifflets, il a eu peur et il est parti en
courant. Plus tard, je lui ai décrit l’endroit exact où on avait été séparés.
Il y est allé le lendemain dimanche et il a retrouvé tous leurs cadavres. Ils
étaient un peu plus loin de l’endroit où nous les avions quittés, près d’une
maison rose. Ils les avaient alignés tous les six contre le mur. Six hommes...
et ils les avaient abattus. Mon fils Amr, ils lui ont tiré une balle dans la
figure et ils lui ont donné un coup de hache. Son oncle Soubhi a eu le même
sort. Mon autre fils Khaled est resté appuyé au mur les bras ouverts comme s’il
avait essayé de résister. Leur cousin ne les a pas reconnus tellement ils
étaient défigurés. C’est par leurs vêtements qu’il les a identifiés. »
Q. - Combien d’enfants avait ton beau-frère ?
R. - « Six filles et trois garçons. L’aîné avait 17 ans. Lui en avait 43
et travaillait comme maçon. »
Q. - Et tes enfants ?
R. - « Khaled avait 19 ans et Amr 15. Ils étaient soudeurs tous les
deux. »
Q. - Quel âge avait ton premier fils quand il est mort à
Tall el Zaatar ?
R. - « Il avait 16 ans à l’époque. Il en aurait 22 aujourd’hui. Après Tall
el Zaatar nous avons habité Damour quelque temps puis nous sommes venus ici, à
Chatila. Nous y habitons depuis 4 ans maintenant. » Interrogé, Adel, le
petit garçon de 7 ans, qui est présent à l’entretien, refuse de répondre. Collé
à sa mère, il reste muet. Il était avec sa famille le jour où les miliciens
sont venus les chercher. Il y a également la belle-mère de Sobhia, la grand-
mère des enfants. Elle a 70 ans et c’est elle qui les a recueillis. Je m’adresse
à elle :Q. - Quand êtes-vous venus à Chatila ?
R. - « En 1948, nous venions de Yaffa. Il y avait des mûriers ici. Nous
nous sommes installés chez un cousin à moi. Puis le directeur du camp a refusé
de nous accorder l’autorisation de rester à Chatila. Quelqu’un a dit alors à
mon mari : "Ne restez pas ici, ils sont en train d’installer un
nouveau camp à Tall el Zaatar". Il nous y a emmenés et nous l’a montré.
Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il n’y avait que des ronces et des
serpents à Tall el Zaatar. J’ai pleuré en voyant l’état des lieux. J’ai dit à
mon pauvre mari : "Tu me fais quitter ma maison pour m’installer ici,
avec les serpents !" A Chatila, il y avait au moins des tentes, à
Tall el Zaatar il n’y avait rien. Le directeur du camp s’appelait Abou Youssef.
Nous nous sommes installés là bas avec nos enfants : Salim, le mari de
Sobhia qui a été tué là bas, mon fils Sobhi, qui a été tué ici, mon fils
Arafeh, mon fils Abed et mon fils Awad, le benjamin, qui avait trois mois à
l’époque. J’avais aussi une fille, Malabée, que j’ai mariée depuis. J’avais
donc cinq garçons el une fille en arrivant à Tall el Zaatar. Puis l’UNRWA a
construit des maisons, que veux-tu que je te dise ? Des maisons, sauf ton
respect, qui ressemblent plus à des écuries qu’à de véritables maisons. Mais
comme on n’avait pas le choix, on était obligé d’y vivre. C’était comme dans un
four en été, et en hiver, l’inondation. On s’y est installé. On nous a donné
une seule pièce au début. Nous étions huit. Et nous avons passé trois ans comme
ça, les huit dans une seule pièce. Puis ils ont commencé à agrandir les
maisons, et on nous a donné deux pièces. Mon mari construisit une petite
enceinte et nous avons vécu là-bas 25 ans, jusqu’au massacre de 1976. J’ai
marié mes enfants dans ce deux-pièces. Sélim, Arafeh et Sobhi. Puis ils se sont
installés avec leurs familles. Mes fils ont fait de bons choix, je m’entends
bien avec leurs femmes. Mon mari est mort d’une mort naturelle. Il avait un
café pour routiers à Mkallès, près du camp. Après sa mort, on a fermé le
café. »
Q. - Qu’est-ce qu’il faisait en Palestine avant l’exode de
1948 ?
R. - « Il était pêcheur. Nous habitions Yaffa, quartier Ajami, dans la
vieille ville. Il avait une barque et c’est d’ailleurs dans sa barque que nous
avons fui Yaffa au moment de la guerre. Ils bombardaient la ville à partir du
village d’Al-Bireh. Nous avons eu peur et nous avons quitté Yaffa juste avant
l’entrée des sionistes. »
Q. - Sobhia, comment sont morts ton mari et ton fils aîné
à Tall et Zaatar ?
R. - « Après les 54 jours de siège du camp par les phalangistes, la
population s’est rendue. Ils nous disaient : "Rendez-vous et votre
vie sera sauve". Comme ici. Mon mari et mon fils ont été tués devant la
Croix Rouge Internationale qui se chargeait de notre évacuation. Mon fils
Mohammad avait 16 ans. Il était blessé à la cuisse et je l’emportais au cinéma
Studio Fawzi qui est à Dekouaneh, à quelques kilomètres du camp. En cours de
route, ils ont pris son père et ils l’ont fusillé devant moi. Il est tombé face
contre terre. J’ai lâché mon fils et j’ai couru vers lui, je l’ai trouvé mort.
Je suis retournée pour porter mon fils blessé et je ne l’ai plus retrouvé.
J’avais dix enfants avec moi. Mohammad, le blessé, était l’aîné. Je l’ai perdu
là, au moment où ils abattaient son père. Je me suis mise à rassembler les
autres. Il y en avait un à chaque coin de rue. Adel avait 7 mois à l’époque. Je
l’ai posé sur le trottoir et j’ai couru après les autres. Sa sœur l’a ramassé
et moi j’ai trouvé un jeune homme blessé. Je l’ai porté. Allah m’a aidé à le
porter. Ils ont pris son père, ils l’ont fusillé et ils l’ont jeté dans la
rivière. J’ai réussi à retrouver mes enfants et nous nous sommes installés à
Damour avec les autres survivants de Tall et Zaatar. Mais nous n’y sommes
restés qu’un an et nous sommes venus nous installer à Chatila. Mes fils qui
viennent d’être assassinés étaient mon seul soutien. Maintenant je n’ai plus
qu’un fils de 7 ans et 4 filles. L’aînée est mariée et doit s’occuper de ses
trois enfants, la seconde est épileptique. Les deux autres ont 12 et 11
ans. »
Q. - Quand les Israéliens ont envahi Beyrouth, vous n’avez
pas eu peur ?
R. - « Le jour où Bachir Gemayel a été tué, on a eu le sentiment que
quelque chose de terrible allait se passer. On a été Hamra passer la nuit chez
des parents Mes fils étaient encore vivants à ce moment-là, ils étaient avec
nous. Le lendemain matin, l’armée israélienne a envahi la ville. Ils ont
recherché les combattants mai ils n’ont rien dit aux civils. Alors on s’est dit
qu’on pouvait rentrer chez nous. On est rentré à Chatila jeudi et vendredi
matin les hommes armés sont venus non.« chercher, à 6 heures du
matin. »
Khalil Ahmad est Libanais. Le jour du massacre, il passait
la nuit chez sa mère, qui habite à Sabra. Il a été emmené, comme la plupart des
hommes, à la Cité Sportive et libéré ultérieurement. Les stades de la Cité
Sportive servaient de lieux d’interrogatoire et de détention.
Q. - : Où étais-tu quand les éléments armés ont
envahi le camp ?
R. - : « J’étais chez ma mère, à Sabra, en face de l’hôpital Gazza.
Moi, ma maison est près du cimetière des Martyrs, à Ghobeyreh ; quand les
bombardements sont devenus plus violents, j’ai fait fuir ma femme et mon
beau-père vers un quartier plus calme, et moi, je suis venu chez ma mère, à
Sabra, et j’allais voir de temps en temps si ma maison était touchée ou pas.
Quelques jours plus tôt, l’armée libanaise avait établi un poste pas loin de la
maison. J’ai pris l’initiative d’aller, avec des voisins, leur demander
protection. On leur a dit : " Pourquoi n’entrez-vous pas dans le camp
pour empêcher les éléments armés étrangers d’y entrer ? " Ils nous
ont dit qu’ils avaient reçu l’ordre de se retirer. Et effectivement le
lendemain ils n’étaient plus là. C’était le mercredi 15 septembre. Le jeudi 16,
je passais la nuit chez ma mère : Des rumeurs épouvantables circulaient,
disant qu’on massacrait les gens dans le camp. Mais nous ne les avons pas
crues. Le quartier était plein de gens qui venaient avec les mêmes
nouvelles. »
Q. - : Qui étaient ces gens ?
R. - : « Des Palestiniens du camp de Chatila. Ils fuyaient leurs
quartiers. On en a abrité autant que l’on pouvait dans le sous-sol de
l’immeuble. La plupart sont repartis à l’aube. C’était des femmes, des enfants,
des civils. Cette nuit-là, on a vu des centaines de fusées éclairantes
au-dessus du camp. Nous nous sommes couchés quand même, ne sachant pas très
bien ce qui se passait. Samedi matin, vers 6 h 30, mon neveu me dit :
"Mon oncle, les Israéliens sont arrivés, ils sont là dehors !"
Je me suis levé en toute hâte pour aller leur parler, leur expliquer qu’il n’y
avait que des civils, que nous n’étions pas armés. Je voulais leur parler
gentiment, poliment, pensant qu’après tout c’était une armée régulière, qui ne
voulait donc pas de mal aux civils. A l’entrée de l’immeuble, un des soldats
nous crie : "Sortez, sortez tous dehors, sortez de l’immeuble."
J’ai alors dit à nos voisins : "Venez, venez, ce sont les Israéliens.
Ils ne vont rien nous faire." En approchant d’eux, nous avons vu sur leurs
uniformes le cèdre libanais et l’inscription en arabe : « Les Forces
Libanaises". Dès lors, on n’a plus discuté. Ils nous ont dit d’avancer
vers la place. Croyant qu’il s’agissait de la place de Sabra, on y est resté.
Mais ils criaient : « Pas ici, l’autre place, plus bas." Ils
étaient très grossiers, très violents. Ils nous insultaient en nous faisant
avancer. Comme on protestait qu’on était Libanais, ils disaient :
« Que faites-vous parmi les Palestiniens ?" On leur a expliqué
que nous habitions le quartier, que c’était nos maisons. Ils nous ont
dit : « C’est votre faute, vous n’aviez qu’à chasser les
Palestiniens." On leur a répondu : « Et comment voulez- vous
qu’on les chasse ? Ils habitent ici. Et où voulez-vous qu’on les
chasse ?" Ils nous ont rassemblés sur la place avant de nous ordonner
de nous mettre de nouveau en marche. Il y avait des vieux, des femmes, des
enfants. Certains vieux ne pouvaient pas marcher, il a fallu les porter. Ceux
qui ne marchaient pas assez vite recevaient des coups de crosses. Certaines
femmes portaient deux gosses à la fois. Des Palestiniennes ont essayé de
refiler leur bébé à des Libanais. Mais des soldats les ont aperçus et ont
arraché le bébé.
En traversant le camp nous avons vu les cadavres éparpillés, des morts partout...
Alors seulement on a compris que les rumeurs de la veille étaient vraies. On
les a crues enfin, parce qu’on a vu de nos propres yeux les cadavres, les
cadavres de vieux surtout, des hommes de plus de cinquante ans. On a vu des
bulldozers au travail. Il y avait encore des membres humains qui pendaient
accrochés aux dents du bulldozer, des jambes, des entrailles, et les bulldozers
déblayaient des monceaux de cadavres. On a continué à marcher jusqu’à la sortie
du camp. Là, les soldats ont dit : « Les femmes d’un côté et les
hommes de l’autre." Alors on s’est mis à crier : « Que
voulez-vous faire de nous ? Nous sommes Libanais !" Que
voulez-vous faire de nous ?" Ils répondaient avec des injures :
« Allez, fils de ..., vous en avez assez fait contre nous !" Je
leur disais : « Mais nous sommes Libanais !" Ils
répliquaient : « Alors comment se fait-il que vous habitiez parmi
eux ? Tu es devenu Libanais, maintenant ? Fils de ..." Ils nous
ont mis en rangs et ils nous ont fait marcher vers l’ambassade du Koweït. En
cours de route, ils attrapaient l’un ou l’autre d’entre nous et le jetaient par
terre. Ils l’obligeaient à mettre son visage dans le sable et les mains sur la
tête. Puis un gros type très costaud courait et venait sauter sur le dos du
type étendu. Le type hurlait de douleur. Puis ils recommençaient avec un
autre. »
Q. - : Est-ce que quelqu’un désignait la personne
qu’on sortait du rang ?
R. - : « Non, pas du tout, ils choisissaient dans le tas. Un jeune
homme que je connaissais avait eu le malheur de dire qu’il ne connaissait pas
de combattants parmi nous. Ils lui sont tombés dessus de plus belle :
« Alors, fils de ... tu ne connais personne maintenant ?" Le
malheureux avait une chaîne en or et un porte-clefs. Ils les lui ont arrachés.
Devant moi, un vieux avait du mal à avancer. Un des soldats m’a donné un coup
de poing en me disant : « Bouge !" Je n’ai pas réagi. Je ne
l’ai même pas regardé, de peur qu’il ne me jette par terre et ne me piétine
comme les autres. J’en ai vu une quarantaine comme ça. Ils leur sautaient sur
le dos en répétant qu’ils leur briseraient la colonne vertébrale... Tout le
long de la route il y avait des soldats des ’Forces Libanaises’ dans des jeeps.
Ils nous injuriaient et nous criaient après comme à un troupeau de moutons ou
de vaches. Nous, on était morts de peur, on avait peur qu’ils nous tirent
dessus à la moindre protestation. Alors on n’ouvrait pas la bouche. Arrivés à
l’ambassade du Koweït, ils nous ont livrés aux Israéliens. »
Q. - : Les soldats Israéliens voyaient ce qui se
passait ?
R. - : « Bien sûr puisque l’armée israélienne occupait l’ambassade du
Koweït qui surplombe le camp et d’où l’on voit parfaitement toute l’entrée du
camp et en particulier la route qu’on nous a fait prendre pour y arriver. A
partir de l’ambassade du Koweït ce sont les Israéliens qui nous ont pris en
charge. Ils nous ont fait marcher en rang. On leur a demandé où ils nous
emmenaient, ils ont dit : « Vous allez voir« et ils nous
insultaient eux aussi. Sur la route qui mène à la Cité Sportive, une bombe a
explosé. Une mine ou une bombe, je ne sais pas. Une dizaine d’entre nous sont
tombés. Trois ne se sont pas relevés, les autres étaient blessés. Les soldats
libanais nous ont crié de nous mettre à plat ventre. Les blessés qui saignaient
couraient dans tous les sens. Les soldats tiraient et ils continuaient à
courir. Nous, on était à plat ventre. Puis on nous a dit de nous lever et de
continuer. On leur a dit : « Mais il y a de mines, on ne veut pas sauter
sur les mines.« Et les soldats ont crié : « Alors, fils d ...
vous savez qu’il y a des mines ici." "Non, on ne sait pas, mais on
vient d’en voir une sauter." Des soldats israéliens qui étaient stationnés
pas loin nous ont vus et ont voulu secourir les blessés. Les soldats des
’Forces Libanaises’ ont essayé de les empêcher et leur ont crié de partir. Mais
ils ont quand même emmené les plus mal en point, les mourants. Les autres ont
dû marcher avec nous. »
Q. - : Combien étiez-vous ?
R. - : « A peu près deux mille au départ. Mais arrivés au stade on
n’était plus que mille trois cents à peu près. Les autres ont été ou bien tués
ou bien emmenés je ne sais où dans des camions. Et puis il y a ceux qui ont
sauté sur la mine. A la hauteur du Club d’équitation, avant la Cité Sportive,
il y en a qui ont essayé de s’échapper derrière les dunes de sable. Alors les
Israéliens leur ont crié dans un mégaphone "Ne fuyez pas maintenant, les
hommes de Saad Haddad vont vous attraper et vous tuer. Restez ici, on va
tamponner vos papiers." On avait soif, on avait faim, on était debout
depuis des heures. Il était 10 h 30. Ils nous ont promis à boire et à manger
une fois arrivés à la Cité Sportive et ils nous disaient qu’il valait mieux
rester avec eux, sinon ils ne répondaient pas de nos vies à cause des éléments
armés libanais. On a finalement accepté de les suivre. Et à l’intérieur du
stade, ils nous on apporté de l’eau dans une citerne. Les soldats israéliens
regardaient le résultat des bombardements, de leurs bombardements. Ils admiraient
leur travail. Puis ils nous ont donné du pain sucré. Il n’y en avait pas assez.
Un pain pour vingt personnes à peu près. Ils ont ensuite demandé aux vieux
d’aller ramener les jeunes qui restaient au camp. Une centaine ont été ainsi
ramenés. Ils venaient dans l’espoir qu’une fois leur carte tamponnée, on ne les
arrêterait plus.
Ils se sont mis alors à prendre les hommes un à un à l’interrogatoire. Moi,
l’officier qui m’a interrogé était barbu et portait des lunettes. Il m’a
demandé mon nom, ma nationalité, ma profession. C’était un officier israélien,
mais il parlait l’arabe avec l’accent palestinien. Comme j’étais Libanais, il
m’a laissé tranquille. Les Palestiniens, eux, étaient davantage questionnés, et
s’ils étaient jeunes et costauds, on les emmenait je ne sais pas où. Puis ils
en ont ramené un qui s’est mis à dénoncer ceux qui étaient en rapport avec les
fédayins ou qui avaient porté des armes. Ceux qu’il dénonçait, vingt-cinq ou
trente à peu près, ont été emmenés et je ne sais pas ce qu’ils en ont fait.
Vers 14 h 10, ils ont dit qu’ils allaient nous relâcher et qu’ils nous
abandonneraient même si on était des « terroristes". Et ils nous ont
relâchés sans tamponner nos papiers. Moi j’ai retrouvé ma femme qui m’attendait
dehors en pleurant. On est rentré à la maison par Fakhani pour ne pas passer
devant l’ambassade du Koweït. »
Q. - : Et les autres ?
R. - : « Ça dépend. Mon voisin l’épicier, qui était sorti du camp
avec moi, m’a raconté qu’ils avaient été jetés par terre et battus, lui et son
fils. Je lui ai demandé comment il s’en était sorti. Il m’a dit qu’on avait
voulu les emmener dans un camion. Ils étaient en train de remplir deux camions,
mais il n’y avait pas de place pur tout le monde. Alors, ceux qui restaient de
trop, on leur a dit de rejoindre les autres à la Cité Sportive (*). Un autre
m’a dit qu’ils l’avaient emmené dans une des pièces, sous les gradins du stade,
et qu’ils l’avaient battu avec une cravache.
Q. - : Et ta femme ?
R. - : « Elle était venue avec une soixantaine de femmes nous chercher
à la Cité Sportive. Elles ont attendu longtemps à l’entrée. Les soldats leur
interdisaient l’accès du stade. Elles pleuraient parce qu’elles ne savaient pas
si on était vivants ou pas, A un moment, un officier israélien est arrivé en
jeep et leur a dit : "Celles j’entre vous qui nous amènent la
reddition d’un combattant de votre quartier, nous libérons leur mari."
Elles ont bien sûr dit qu’il n’y avait plus de combattants dans le camp. Alors
l’officier leur a dit d’attendre.
Oum Ahmed Farhat est la mère de dix enfants. Quatre
d’entre eux, âgés de 1, 2, 6 et 13 ans ont été tués, ainsi que son mari. Sa
fille aînée de 18 ans est paralysée à vie. Elle-même a reçu deux balles dans le
dos, mais elle a repris son travail à la maison dès le lendemain du massacre.
Elle fait un grand effort pour parler et n’arrive pas à retenir ses larmes.
Q. - Qu’est-ce qui s’est passé, Oum Ahmed ?
R. - « On dormait dans la chambre, mon mari, huit de mes enfants et moi.
Il y avait aussi notre voisin qui était venu dormir chez nous à cause des
bombardements de la veille. Vers cinq heures du matin, un groupe d’hommes armés
est arrivé et ils nous ont donné l’ordre de sortir. Nous sommes sortis en
pyjamas, chacun portant l’enfant qu’il trouvait près de lui. J’ai des enfants
en bas âge, de 1 et 2 ans. Une fois dehors, ils ont demandé à mon mari sa
nationalité. Il a dit qu’il était Palestinien de 48 et qu’il était réparateur
de téléphone. Il a dit aussi qu’il était infirme d’un bras. Le type a levé la
mitraillette pour le frapper en l’insultant et en disant qu’il était un
"terroriste". Puis il nous a donné l’ordre de nous mettre face au mur
sans regarder ni à droite ni à gauche. Puis ils ont tiré sur nous plusieurs
rafales. Moi je portais mon fils de deux ans. Je l’ai entendu crier "Yaba"
("Père !") juste avant que son crâne n’éclate. Moi j’ai reçu
deux balles dans l’épaule. Les traces de son cerveau sont encore sur le mur. Et
de sa petite sœur aussi, qui était sur l’épaule de sa grande sœur et qui a
aussi reçu une balle dans la tête. »
Q. - Quel âge avaient les enfants ?
R. - « Leyla était la plus petite. Elle avait un an. Puis Sami deux ans,
et puis Farid six ans, et puis Bassem 13 ans. Mon mari aussi a été tué, il
avait 47 ans. Les autres étaient blessés, comme moi. J’ai perdu connaissance.
Quand je me suis réveillée, les hommes armés étaient partis. Ma blessure
saignait beaucoup. Ma fille aînée était gravement blessée et ne pouvait pas
marcher. L’autre, Salwa, était blessée à l’épaule mais elle pouvait marcher.
Tous les autres étaient morts. Alors on s’est mises debout, Salwa et moi, et on
a réussi à grand peine à marcher en direction de l’hôpital. En chemin, le bon
Dieu a fait que nous rencontrions une jeune fille. Elle nous a aidées à
rejoindre l’hôpital, en prenant les petites ruelles pour éviter de tomber sur
les hommes armés. A l’hôpital Gazza on nous a donné les premiers soins, puis il
y a eu des rumeurs sur l’arrivée des hommes de Saad Haddad ou des Phalangistes
au café qui n’est pas loin de l’hôpital. J’ai décidé alors de quitter l’hôpital
coûte que coûte. Je me suis souvenue de ma nièce à Saïda qui s’était réfugiée
dans un hôpital que les Israéliens ont détruit sur ses occupants. Alors j’ai
pris la fuite avec ma fille. Je la portais sur mon dos et je saignais mais
j’étais décidée à ne pas rester là à les attendre. Nous nous sommes réfugiées
dans l’entrée d’un immeuble. Et pendant que j’attendais que l’hémorragie se
calme, un jeune homme qui connaissait mon fils m’a reconnue et il nous a
secourues. »
Q. - Et les autres ?
R. - « Souad, ma fille aînée, qui était gravement blessée, est restée par
terre devant la maison jusqu’à ce que les secouristes viennent samedi matin et
l’emmènent en civière. Elle est restée toute la journée de vendredi et toute
une nuit à saigner par terre. Personne ne pouvait aller la secourir, parce
qu’ils étaient encore en train de massacrer, Elle est toujours à l’hôpital. La
plupart des balles ont atteint la colonne vertébrale et les médecins disent
qu’elle va rester... paralysée... »
La voix d’Oum Ahmed se brise et ses larmes coulent
lentement.
« Souad est très active, elle faisait tout à la
maison. Je n’ose pas aller la voir, je n’ose pas la regarder en face et lui
mentir. »
Q. - As-tu d’autres enfants ?
R. - « Oui, deux jeunes gens de 19 et 20 ans, et deux garçons plus jeunes
de 8 et 12 ans. »
Q. - Où étaient-ils au moment du massacre ?
R. - « Les deux grands étaient à la maison jeudi après-midi et ils ont
aperçu à partir de la terrasse des groupes d’hommes armés qui descendaient la
colline surplombant le camp. Ils sont venus nous apprendre la nouvelle en
courant. Leur père leur a dit alors d’aller dormir chez quelqu’un en ville,
parce que les Israéliens accusent toujours les jeunes gens d’être des combattants.
Quant à nous, nous pensions qu’étant des civils, des femmes et des enfants, les
Israéliens ne s’attaqueraient pas à nous. Les deux petits, eux, étaient restés
avec nous, mais ils ont réussi à se cacher dans les toilettes. Quand ils sont
sortis, ils ont trouvé leur père et leurs frères morts. Puis les hommes armés
les ont attrapés. »
Q. - (M’adressant au garçon de huit ans.) Où vous a-t-on
emmenés ?R. - « Ils nous ont emmenés à l’Ambassade du Koweït puis à
la Cité Sportive. Là, ils ont séparé les Libanais et les Palestiniens. Ils ont
pris les jeunes gens et ils les ont tués. Ils ont tué des Libanais aussi. Et
ils nous ont dit que si on ouvrait la bouche, ils nous tueraient un à
un. »
Q. - Qui était-ce ? Des soldats libanais ou
israéliens ?
R. - « Les deux ».
Q. - Et après ?
R. - « Après, ils nous ont laissé partir et j’ai été chez des parents,
près du camp, où j’ai retrouvé ma mère. »
Oum Ahmed. - « Il se réveille encore toutes les nuits
et il demande son père. »
Q. - Comment allez-vous faire pour vivre ?
R. - « Nous avions des économies. Sept mille livres (à peu près 10 000
FF). On les avait cachées parmi les langes du bébé jeudi soir en pensant que
s’il fallait fuir, on les emporterait. »
Q. - Vous n’aviez rien entendu la veille ?
R. - « Oui, des gémissements la nuit. Les enfants regardaient la
télévision chez les voisins. Je leur ai dit de rentrer à la maison. Il y avait
beaucoup de fusées éclairantes dans le ciel. On avait peur d’aller voir ce qui
se passait. On a eu tort de faire confiance à l’armée israélienne. Ils ont
réussi à cacher les atrocités qu’ils ont commises dans les camps du Sud, à
Rachidieh, à Aïn-el-Heloué et à Borj Chémali. Là-bas aussi ils ont massacré les
gens. Nous on ne le savait pas encore. Depuis, nos parents sont venus de
là-bas, et ils nous ont raconté. J’ai de la famille à Borj Chémali. Ils ont
enterré les gens vivants dans les abris, ils ont employé des gaz mortels aussi.
Mais tout ça ils ont réussi à le cacher à l’opinion mondiale. »
Ibrahim Moussa a 30 ans. Il vivait à Chatila avec sa jeune
femme et ses trois enfants. Sa famille a péri dans le massacre et lui-même
n’est encore vivant que par miracle. Il a reçu une dizaine de balles dans le
corps, dont certaines n’ont toujours pas pu être retirées. L’entretien a eu
lieu à l’hôpital où il est actuellement soigné.
Q. - De quoi te souviens-tu exactement ?
R. - « Je me suis réveillé mercredi matin au bruit des avions qui
déchiraient le ciel. J’ai pensé qu’ils se dirigeaient vers la Békaa. J’ai été à
mon travail qui n’est pas loin du camp. Là, les nouvelles commençaient à
affluer : "Les Israéliens sont au rond-point Cola" - "Ils
sont arrivés à l’Université Arabe". Je suis alors immédiatement rentré à
la maison. J’y suis resté toute la journée avec ma femme et mes enfants. Le
soir, les Israéliens avaient assiégé le camp. Jeudi matin, l’aviation a de
nouveau survolé la ville à basse altitude, terrorisant la population. J’ai
décidé de ne pas aller au travail. Il y avait des tirs sporadiques sur le camp
à partir des positions israéliennes. A quatre heures de l’après-midi, le
bombardement a commencé. J’ai pris ma femme et mes enfants et je les ai emmenés
à l’abri qui est à quelques mètres de la maison. Tu sais, à Chatila les maisons
ne sont pas solides alors je me suis dit qu’on serait plus en sécurité dans
l’abri qu’à la maison. Plusieurs familles du quartier avaient eu la même idée.
On a mis les femmes et les enfants en bas, les hommes et les vieux sont restés
en haut. Il y avait un mouvement de "marée" dans l’abri, un
va-et-vient continu. Les gens venaient et, voyant le surnombre, repartaient
vers un autre abri. Il y avait à peu près 150 personnes dans cet abri de 3
mètres sur 4.
En majorité des
femmes et des enfants.
Vers 5 heures de l’après-midi, un obus est tombé tout près et notre voisine,
qui était enceinte, a été touchée. Ils l’ont transportée à l’hôpital Gazza.
Nous avons alors commencé à entendre parler de l’avance israélienne. Nous nous
disions que nous nous rendrions et que nous serions des prisonniers civils. Il
y avait les rumeurs sur un massacre dans le camp. Nous on écoutait la radio et
on n’y disait rien. Vers 7 heures et quart, on a entendu des cris, mais on est
resté prudemment dans l’abri. Mes enfants dormaient. Vers 7 heures et demie le
propriétaire de ma maison appelle les hommes et leur dit de sortir de l’abri.
Sur le seuil, je vois un homme en uniforme israélien et un autre qui
m’interpelle : "Qui es-tu ?" je réponds : "Je
suis plombier". Il me dit : "Je te demande quelle est la
nationalité ?" Je lui réponds : "Je suis palestinien."
Alors l’un d’eux me dit : "Sors, sors dehors". J’ai obéi et j’ai
trouvé dans la rue des dizaines de jeunes et de vieux couchés à plat ventre et
les mains sur la tête. A peu près une cinquantaine. II m’ordonne d’en faire
autant. Je me couche par terre, la face contre le sol. Puis j’entends une
dispute entre les femmes et les hommes armés, suivie de rafales en l’air et de
menaces de mort. Puis j’entends un des hommes armés dire : « Prends
les femmes au siège de la Croix Rouge". Je savais qu’il n’y avait pas de
Croix Rouge dans le camp mais j’avais espoir qu’ils les épargneraient, je
voulais croire qu’ils les épargneraient.
Une fois les femmes et les enfants partis, ils nous ont ordonné de nous mettre
debout et ils ont vidé nos poches. Moi ils m’ont pris mon portefeuille et ma
carte d’identité qu’ils ont ensuite jetés par terre. Puis ils nous ont alignés
contre le mur et se sont mis à tirer. A ce moment, à 25 mètres de là, des
hommes armés de notre camp ont surgi et il y a eu un accrochage. Profitant de
la minute de panique, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu que j’étais le
dernier de la file alignée au mur et que les autres étaient par terre, morts ou
blessés. Pendant un instant j’ai été pris de panique, je ne savais s’il fallait
fuir ou rester. J’ai senti une grande chaleur qui montait de ma jambe et de mon
bras. A ce moment une grenade a explosé et je me suis jeté par terre. Je
pensais que j’étais mort ou plutôt en train de mourir. J’ai regardé tout autour,
il n’y avait plus d’hommes armés. Par contre, il y avait beaucoup de blessés et
de morts. J’entendais des gémissements. Un garçon de 13 ans, le dos au mur,
saignait de la poitrine. Il étouffait à cause du sang qui lui montait à la
gorge. Il toussait. Un autre blessé m’appela. Il me dit :
"Aide-moi... Ils sont partis ?" J’ai fait un grand effort pour
déplacer ma jambe blessée qui le coinçait et il est parti en me laissant là
avec les autres. Un autre blessé qui me connaissait m’appelle par mon nom et me
demande de l’aider. Je lui réponds que je suis blessé et que je n’arrive pas à
me mettre debout. Je lui demande où est sa blessure et il me dit :
"Au dos". Alors je lui dis : "Parlons au moins ensemble et
on verra, ou bien je meurs avant toi ou bien toi avant moi." On a parlé un
peu. Il a essayé de se redresser et de s’adosser au mur. Il a crié de douleur
puis il a vomi beaucoup de sang et son corps s’est affaissé. Il devait être
mort.
Moi je me retenais pour ne pas crier. La nuit commençait à tomber et j’étais
entouré de cadavres. Près du mur où ils nous ont abattus il y avait une porte
ouverte. Je me suis traîné et je suis entré dans la maison. J’ai trouvé un
matelas sur lequel je me suis couché et j’ai couvert mon corps de couvertures.
J’étais persuadé que j’allais mourir et je ne voulais pas que les rats dévorent
mon cadavre. Je me rappelle qu’il y avait beaucoup de fusées éclairantes mais
je ne voyais pas bien d’où elles venaient. J’essayais de ne pas trop bouger
pour ne pas saigner davantage. J’ai entendu des voix dehors. Ils disaient qu’il
y avait plein de morts à terre puis une femme a dit : "Partons avant
qu’ils ne nous tuent". J’ai crié à l’aide mais personne ne m’a répondu.
J’ai vu une cruche dans un coin de la pièce. J’ai rampé jusqu’à la cruche et
j’ai bu. C’était presque un suicide car je savais que les blessés graves ne
doivent pas boire. Mais je me suis dit "on verra bien si je survis".
Je suis resté là toute la nuit. J’ai enlevé ma chemise et j’en ai fait un
garrot au-dessus de ma blessure pour arrêter le sang, et je trempais un tissu
et je le posais sur mon front et sur mes lèvres. A l’aube, j’étais exténué.
J’avais perdu beaucoup de sang. Soudain, j’entends des pas très proches. Je
pense alors que les miliciens ont occupé tout le camp et qu’ils achèvent les
blessés. J’ai peur qu’on ne me torture, qu’on ne s’amuse avec mon corps. Je
rampe jusqu’au coin le plus sombre et je me couvre avec tout ce que je trouve.
Puis quelqu’un dit : "Entrons dans cette maison voir s’il y a
quelqu’un, je vois du sang par terre". Je me suis mis à trembler, j’étais
persuadé qu’ils allaient m’achever. Les pas se sont rapprochés et j’ai senti
une main soulever les couvertures. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu un visage
familier. Un vieux que je connaissais de vue. J’ai respiré et je l’ai supplié
de m’aider en lui expliquant que je ne pouvais pas bouger. Il m’a dit de
patienter et de l’attendre parce que les hommes armés étaient encore dans les
parages. Il est revenu un peu plus tard avec trois autres. Ils m’ont demandé
s’il y avait d’autres blessés. J’ai répondu que je ne savais pas. Ils m’ont mis
dans une couverture et m’ont transporté par les ruelles du camp. 11 y avait des
francs-tireurs et on faisait très attention. Et j’ai été transporté de mains en
mains jusqu’à l’hôpital Gazza. Là, j’ai raconté ce qui s’était passé. Après
m’avoir donné les premiers soins, on m’a dit qu’on allait m’envoyer en ville
parce que les hommes armés pouvaient attaquer l’hôpital. »
Q. - Et ta femme et tes enfants ?
R. - « Ma mère est venue me voir à l’hôpital. Je lui ai demandé des
nouvelles de ma femme et de mes enfants. Je lui ai dit que je les avais
entendus parler de Croix Rouge. Elle m’a répondu qu’il n’y avait pas de Croix
Rouge dans le camp et qu’elle ne savait pas où ils étaient. Quand ma belle-mère
est venue, elle m’a dit "Ta femme et tes enfants vont bien. Ils sont à la
montagne et ils se reposent", le ne l’ai pas crue et je lui ai dit que
s’ils étaient vivants ils seraient venus me voir à l’hôpital et que si sa fille
ne venait pas d’ici 48 heures, je saurais qu’elle avait menti. Le lendemain
j’ai vu sur une des photos du journal ma mère et ma belle mère en train de
chercher parmi les cadavres . Quand elle est revenue me voir, |e l’ai
insultée en lui disant qu’elle mentait, que j’avais vu sa photo dans le
journal. Elle éclata en sanglots et m’avoua qu’il n’y avait pas de traces de ma
femme et de mes enfants. Ma mère me demanda quels vêtements ils portaient le
jour du massacre. Ma femme portait un jean et ma fille une robe rouge. Elle me
dit alors qu’on a retrouvé un corps de femme difficile à identifier à cause des
coups mais dont les vêtements pouvaient correspondre à ceux de ma femme. On a
pourtant retrouvé les corps de plusieurs de nos voisins qui étaient avec ma
femme et mes enfant« , mais pas les corps des miens. Il y a beaucoup de
corps qu’on n’a pas encore trouvés. Ils doivent être dans les fosses communes
qu’on n’a pas encore ouvertes. »
Q. - Quel âge avaient tes enfants ?
R. - « Rana l’aînée avait 5 ans, Moustapha 4 ans et le bébé Marwan 10
mois. Ma femme avait 23 ans. Les deux grands allaient à l’école et j’ai avec
moi leurs carnets de notes. Ils étaient très appliqués et moi je les aidais à
la maison le soir, je taquinais Moustapha en lui disant qu’il ne savait pas
lire sans les illustrations. Alors il redoublait d’efforts pour
m’impressionner. Marwan le dernier était très tendre, tous les matins il me
réveillait en me caressant les cheveux. J’ai du mal à croire que je ne les
reverrai pas. J’étais heureux avec ma femme. »
Q. - Que vas-tu faire maintenant ?
R. - « Je ne sais pas. J’ai toujours vécu à Chatila, j’ai grandi ici, je
me suis marié à Chatila et j’ai tout perdu à Chatila. »
Q. - Quelles sont tes blessures ?
R. - « J’ai reçu 5 balles dans la main. Ce sont des balles explosives qui
ont mis l’os à nu. J’ai une blessure à la taille et une autre au poumon.
D’ailleurs la balle y est encore, ils ne peuvent pas la retirer. J’ai eu une
autre balle dans le pied et encore une dans la cuisse. Une dizaine de balles
dans le côté droit du corps de l’épaule jusqu’au talon. Ce qui m’a sauvé c’est
que j’étais le dernier dans la file, et les rafales n’ont atteint que la moitié
droite de mon corps. »
Q. - Tu es resté à Chatila pendant la guerre ?
R. - « Je m’étais réfugié ailleurs et je suis revenu il n’y a pas
longtemps, pensant que tout était rentré dans l’ordre. Je ne pensais pas que
les Israéliens entreraient à Beyrouth-Ouest et qu’ils y amèneraient ces hommes
au cœur si plein de haine qu’ils massacrent les enfants. Nous n’imaginions pas que
les Israéliens rentreraient dans le camp. Il y avait des garanties américaines,
arabes, libanaises. L’armée libanaise avait le contrôle de la ville. Nous ne
pensions pas qu’ils entreraient. »
Q. - Qui sont les auteurs du massacre, à ton avis ?
R. - « Tout ce que je sais c’est que c’est l’armée israélienne qui les a
amenés, qu’ils avaient l’accent libanais et qu’ils portaient des uniformes
militaires. » Mounir a 13 ans. Seul survivant de sa famille, il
raconte : « Jeudi après-midi, il y avait beaucoup de bombardements,
on est descendu dans l’abri. J’étais avec ma famille, et il y avait aussi mon
oncle maternel et ses dix enfants, et notre voisin et ses enfants. Il y avait
beaucoup de monde, surtout des femmes et des enfants. Les hommes armés sont
arrivés et nous ont forcés à sortir. Ils ont aligné les hommes contre le mur et
ils les ont abattus puis ils nous ont emmenés, nous, les femmes et les enfants,
à Doulchi. Là, il y a eu un accrochage. L’un d’eux est devenu fou, il
criait : "Ils ont tué mon frère, mon frère est touché !" Et
il s’est mis à tirer sur nous. Ma mère, mon frère et mes sœurs ont été touchés.
Moi, j’ai été touché à la jambe et une balle a effleuré ma tête sans me
blesser. »
Q. - Combien y avait-il de personnes de ta famille ?
R. - « Il y avait mon père, ma mère et mes trois sœurs, l’aînée de mes
sœurs avait 6 ans, mon oncle, sa femme et ses dix enfants. »
Q. - Que leur est-il arrivé ?
R. - « Mon père a été fusillé. Ma mère a été blessée près de moi et de mes
sœurs. Puis les hommes armés ont dit : "Les blessés, levez-vous, on
va vous emmener à l’hôpital." Moi, j’étais blessé, ma mère aussi. Je lui
ai dit à voix basse de ne pas les croire, de rester couchée. Mais quand elle a
vu les autres se lever, elle s’est levée elle aussi. Ils les ont mis contre un
mur et ils les ont fusillés. »
Q. - Et tes sœurs ?
R. - « L’une d’elles portait des boucles d’oreilles. Ils lui ont
dit : « est ce que c’est de l’or ou du cuivre ? » Elle leur
a répondu que c’était du cuivre. Alors ils se sont fâchés et ils lui ont
dit : "Fille de p... c’est du cuivre, ça ?" Puis ils lui
ont ordonné de fermer les yeux, ils lui ont arraché les boucles d’oreilles et
ils l’ont abattue sur-le-champ. Mes cousins, ils les ont abattus aussi avec
d’autres enfants qui étaient avec nous. Je les ai entendus dire :
"Ceux-là, quand ils grandiront, deviendront des combattants, il faut les
tuer." Et ils les ont tués. »
Q. - Et toi ?
R. - « Moi ? J’ai fait semblant d’être mort. Puis ils sont partis et
je me suis endormi. Puis ils sont revenus et l’un d’eux avait une torche
électrique. Il a vu que je continuais de respirer alors il m’a de nouveau tiré
dessus. Il a visé ma tête. J’avais la main sur la joue, alors la balle m’a
coupé un doigt mais ne m’a pas touché la tête. Toute la nuit je suis resté là,
dans la flaque de sang. Le lendemain matin, ils sont revenus et l’un d’eux a
dit : "Regardez celui-là, il est encore vivant, il tremble."
Alors ils ont tiré sur moi. Une balle a touché le sol et l’autre a touché mon
bras. J’ai fait semblant d’être mort. Il y en avait un qui voulait tirer sur
mol une troisième fois mais son ami lui a dit : "Ça y est, il est
mort." Quand ils sont partis, j’ai été me réfugier dans une maison vide.
J’ai enlevé mes habits qui étaient pleins de sang et j’en ai mis d’autres que
j’ai trouvés là-bas. Eux, ils ont été à côté voler des voitures. Je suis resté
dans la maison en attendant que la douleur se calme et que le sang s’arrête de
couler. Ils ont fait soudain irruption dans la maison où je me cachais et ils
m’ont dit : "Tu es encore là ? On va te tuer." Ils ont pris
leurs fusils mais l’un d’eux a dit : "Laissez-moi lui poser une
question. Tu en libanais ou palestinien ?" J’ai répondu que j’étais
libanais. Alors il m’a dit d’aller m’asseoir dans la chambre. Dès qu’ils sont
partis j’ai pris la fuite par les petites ruelles. Je connais les ruelles et je
savais qu’elles menaient près de la maison de mon oncle. Là, j’ai rencontré un
garçon qui me connaissait. Il m’a porté jusqu’au cinéma Al-Chark et de là une
voiture m’a emmené à l’hôpital Gazza. »
Q. - Tu as remarqué ou entendu quelque chose pendant que
tu te cachais ?
R. - « Oui, je les ai entendu dire : "Quelle mauvaise odeur,
c’est l’odeur des cadavres..." Et j’ai entendu des bruits de tanks ou de
bulldozers, je ne sais pas Du côté de l’Ambassade du Koweït. »
Mounir est très faible. Il a perdu beaucoup de sang et
souffre de ses blessures. Su voix est difficilement perceptible et je préfère
ne pas le fatiguer davantage.
Oum Hussein, un bébé chétif de deux mois dans les bras,
est installée avec ses enfants dans une salle de classe d’une école secondaire
de Beyrouth Ouest. Des centaines de familles de Chatila et Sabra vivent ainsi
dans des écoles aménagées d’urgence en centres de secours. Oum Hussein a perdu
son mari et deux de ses fils dans le massacre. Sa maison a été détruite au
bulldozer.
Q. - : Tu es Palestinienne ?
R. - : « Je suis Palestinienne de 48. J’habitais Chatila depuis cinq
ans. Avant, j’habitais près de la Cité Sportive. »
Q. - : Quand as-tu quitté Chatila ?
R. - : « Jeudi, les avions israéliens survolaient Beyrouth en faisant
un bruit terrible. Ils ont encerclé le camp et leurs chars ont commencé à nous
bombarder. Vers 6 heures, les bombardements se sont intensifiés. On a été se
réfugier dans l’abri avec nos voisins. Plus tard, une trentaine d’hommes armés
sont arrivés et se sont mis à tuer les gens. On a couru se cacher. Au moment de
fermer la porte, ils ont fait irruption en disant : "Pourquoi vous
nous fermez la porte au nez ? Où pensez-vous pouvoir vous
cacher ?" Puis ils nous ont alignés contre le mur en séparant les
hommes des femmes et des enfants. Et ils ont abattu les hommes devant nous. Il
y avait mon mari Hamid Moustapha qui n’avait que quarante-sept ans. Mon fils
Hussein de quinze ans et mon fils Hassan de quatorze ans. Il y avait aussi le
fils et le frère de notre voisine, et d’autres aussi. En tout sept hommes
qu’ils ont abattus et mis les uns sur les autres devant la maison. Puis ils ont
vidé leurs poches, volé leurs montres et tout ce qu’ils portaient. Puis ils ont
creusé une fosse et les ont enterrés. »
Q. - : Avec quoi ont-ils creusé la fosse ?
R. - : « Avec des bulldozers. Les Israéliens leur ont donné des
bulldozers. Ils leur ont illuminé le camp toute la nuit et leur ont apporté à
manger aussi. »
Q. - : Et vous, les femmes et les enfants, qu’ont-ils
fait de vous ?
R. - : « Ils nous ont emmenés près de la Cité Sportive. Ils nous ont
obligés à passer la nuit là-bas, sur le sable, sans couvertures. Il y avait des
phalangistes et des Israéliens. Ils nous interrogeaient de temps en
temps : « Que fait ton mari ? Où est ton mari ?" Je
leur répondais qu’on venait de le tuer à la maison avec les autres. « Et
tes enfants ?" Mes enfants aussi ont été tués. Il ne reste que mes
trois filles et les quatre petits. Le plus jeune, le voilà, il a deux mois,
vous ne voulez pas le tuer lui aussi ? »
Q. - : Vous n’aviez pas d’armes dans le camp pour
vous défendre ?
R. - : « Les armes, on les a sorties du camp, et les combattants ont
été évacués. On nous a laissés désarmés et sans défense. Il y avait soi-disant
des garanties que personne ne nous attaquerait. Mais ils ont menti. »
Q. - : Qui ça, ils ?
R. - : « Les Américains, les Européens, les Arabes. »
Q. - : Pourquoi n’êtes-vous pas partis ailleurs,
pourquoi n’avez-vous pas fui quand l’armée israélienne est arrivée ?
R. - : « Quand on a annoncé la mort de Bachir Gemayel, certains ont
préféré fuir le camp. Ils avaient peur que quelque chose n’arrive. Nous, on venait
à peine de se réinstaller dans le camp. Une semaine plus tôt. On avait passé
les trois mois du siège de Beyrouth dans cette même école. D’ailleurs, mon bébé
est né ici, dans cette classe, où il n’y a ni eau, ni cuisine, ni salle de
bains. On était tellement heureux d’être de nouveau chez nous, à Chatila, après
l’arrêt des bombardements. On n’était pas disposés à errer de nouveau dans les
rues de Beyrouth pour y chercher refuge. Alors on est restés, croyant que du
moment qu’on était sans armes et qu’il n’y avait plus de combattants, l’armée
israélienne ne nous ferait pas de mal. Et puis on a pas du tout pensé qu’on
nous ferait payer pour l’assassinat de Bachir Gemayel. Après tout, ce ne sont
pas les Palestiniens qui l’ont tué. C’est une affaire entre eux. Ils se sont
disputés et ils l’ont tué. En quoi sommes-nous responsables ? On a rendu
nos armes, on a fait confiance aux autorités libanaises, Abou Ammar a signé un
accord avec le gouvernement pour que personne ne touche aux camps après le
départ des combat tants. On a fait confiance. Résultat ? On est trahi. Ils
tuent même les femmes et les enfants. J’ai vu de mes propres yeux un bébé de
moins d’un an dans les bras de sa mère. Elle était morte et il pleurait sans
arrêt. Alors ils lui ont tiré dessus mais il n’est pas mort. Alors un des
hommes armés s’est énervé, il l’a arraché à sa mère morte en disant qu’il le
prenait à l’hôpital. Plus loin, il l’a étranglé et l’a jeté sur le sable, je
l’ai vu par terre en passant. J’ai vu aussi sur le chemin une femme qui avait
les mains ligotées et qui avait peut-être été violée. Ses vêtements étaient
déchirés et elle avait dû être traînée longtemps avec la corde avant d’être
tuée par un coup de hache. C’était un spectacle insoutenable. »
Q. - : Comment es-tu sortie finalement ?
R. - : « Après une nuit passée près de la Cité Sportive, ils nous ont
donné l’ordre de marcher sur la route. Ils savaient qu’elle était minée et ils
voulaient qu’en marchant nous les fassions sauter. Mais nous, on faisait
attention à ne pas marcher sur les fils. Puis ils nous ont laissés partir. On a
d’abord essayé de se cacher dans un immeuble à Falkani, mais les habitants
libanais ont eu peur et nous ont suppliés d’aller ailleurs. Alors on est
partis, et sur la route on a arrêté une voiture qui noua "emmenés au
jardin public de Sanayeh d’où la Croix-Rouge Internationale nous a pris pour
nous ramener ici, dans cette école, où nous nous étions déjà réfugiés pendant
le bombardement de Beyrouth en juillet.
Et voilà ma vie, d’exode en exode. Mais aujourd’hui je
suis ici, sans mon mari et sans mes fils. J’ai huit enfants. Que vais-je faire
d’eux. Je n’ai personne pour m’aider. Ma maison a été détruite. Où vais-je
aller ? C’est ça que veut l’Amérique ? C’est ça que veut
Israël ? Et les pays arabes sont d’accord ? Ils ont éloigné nos
combattants, ils ont tué nos hommes, que veulent-ils encore de
nous ? »
Q. - : D’où es-tu originaire ? As-tu de la
famille au Liban ?
R. - : « Je suis de Ablin, dans la région de Haïfa. J’ai quitté mon
village en 48. J’ai un frère au Liban, mais il est porté disparu depuis le
début de la guerre, lui et sa famille, et je suis sans nouvelles d’eux. Ils
habitaient Jiyeh. »
Q. - : Ton bébé est très pâle...
R. - : « Comment veux-tu qu’il ne le soit pas. Il est né ici pendant
le siège Beyrouth et depuis il n’a pas eu de vie normale. Quant à moi, avec
toutes ces émotions, je n’ai pas assez de lait et je n’ai pas les moyens de le
prendre chez le médecin. » En partant, je lui souhaite une meilleure santé
pour son enfant ; elle me répond : « Et pourquoi veux-tu qu’il
vive ? Pour qu’on vienne me le tuer quand il aura vingt ans ? ».
A SABRA ET CHATILA
DU MERCREDI 15 AU SAMEDI 19 SEPTEMBRE 1982
Mercredi 15 septembre
5 h : Les phantoms israéliens franchissent le mur du
son au-dessus de Beyrouth et préludent à grand fracas à la violation des
accords Habib qui garantissaient que l’armée israélienne ne rentrerait pas à
Beyrouth Ouest. 7 h : L’armée israélienne avance sur quatre axes :
De l’aéroport vers le rond-point Chatila.
De l’ambassade du Koweït vers Fakhani.
Du port vers l’hôtel Normandie.
Du musée vers la corniche Mazraa.
Le prétexte invoqué par les Israéliens : protéger la
population de Beyrouth Ouest contre d’éventuelles représailles des milices
chrétiennes à l’assassinat de Bachir Gemayel.
18 h : Les chars israéliens prennent position aux
principaux carrefours. Ils encerclent les camps de Sabra et Chatila au sud, à
l’ouest et à l’est. Le quatrième côté est celui du quartier Fakhani. L’armée
israélienne installe son Q.G. dans un immeuble de huit étages à cinquante
mètres du camp.
Jeudi 16 septembre :
5 h : Les avions israéliens survolent de nouveau
Beyrouth Ouest, terrorisant la population.
7 h : Les chars israéliens avancent dans Ras Beyrouth, Hamra et Mazraa.
Des combattants du Mouvement National opposent, dans certains points, une
résistance farouche à leur progression. Dans les camps de Sabra et de Chatila,
encerclés depuis la veille, les premiers obus commencent à tomber. Ils sont
tirés par les tanks qui tiennent les hauteurs environnantes. Au Q.G. israélien,
du haut de l’immeuble de huit étages, voisin de l’ambassade du Koweït, on
observe le camp qui s’étale en contrebas.
La population des camps se terre chez elle. Un conseil se tient réunissant les
personnes âgées et respectées par l’ensemble des habitants du camp. Ce conseil
des « sages » décide d’envoyer une délégation aux responsables
militaires israéliens chargée de leur expliquer qu’il n’y avait plus de
combattants dans les camps, que les soldats Israéliens pouvaient rentrer
vérifier eux-mêmes et qu’il ne restait que des civils, en majorité des vieux,
des femmes et des enfants. La délégation désignée, comprenant quatre hommes
d’un âge respectable, se dirige vers l’ambassade du Koweït. On ne les reverra
plus jamais. On retrouvera leurs corps quelques jours plus tard près de
l’ambassade. Il s’agit de : Abou Ahmad Saïd, 65 ans, Abou Soueid, 62 ans.
15 h : Les bombardements sur les camps
s’intensifient. Les habitants préfèrent se réfugier dans les abris. Plus de
trois cents personnes se retrouvent parfois dans un seul abri. D’autres se
réfugient à l’hôpital Akka.
17 h : Les bombardements redoublent. A l’hôpital Akka, quelqu’un avance
l’idée d’envoyer une délégation de femmes et d’enfants. Ils ne sont pas au
courant de l’initiative précédente, et encore moins du sort de l’autre
délégation. C’est Saïd, l’employé égyptien de la station d’essence, qui conduit
celle-là. Avec lui, une cinquantaine de femmes et d’enfants portant des
drapeaux blancs se dirigent vers le Q.G. israélien. Eux non plus ne reviendront
pas.
17h 30 : Des camions et des jeeps remplis d’hommes armés en uniformes
militaires passent devant les baraquements de la caserne Henri-Chéhab occupée
par l’armée libanaise. Ils se dirigent vers les camps et sont tout de suite
remarqués par des réfugiés Palestiniens habitant Bir Hassan. Ces derniers,
terrorisés, vont demander des explications au poste israélien. On leur répond
qu’il n’y a rien à craindre et qu’ils doivent rentrer chez eux. Peu rassurés,
ils préfèrent aller dormir dans un immeuble désaffecté non loin de là.
17 h : Les premiers éléments armés s’infiltrent dans le quartier Arsal au
sud de la Cité Sportive. Armés de haches et de couteaux, ils rentrent dans les
maisons et massacrent ceux qui s’y trouvent. Il n’y a pas de coups de feu. Les
habitants n’osent pas sortir des maisons ou des abris à cause des tirs
sporadiques et des bombardements. Les éléments armés avancent lentement,
laissant un sillage de mort sur leur passage. Ils traversent la rue principale
du camp et pénètrent dans Horch Tabet. Ils obligent les gens à sortir des
abris, séparent les hommes des femmes et des enfants. Alignées contre les murs
les victimes sont abattues à bout portant.
20 h : La nuit est tombée, le ciel est blanc de lumière, des centaines de
fusées éclairantes illuminent le camp (trois par minute affirmera plus tard un
Israélien). On entend vaguement des rafales de coups de feu, mais personne
n’ose sortir, les francs-tireurs tirent sur tout ce qui bouge. Seuls les
blessés se traînent jusqu’à l’hôpital Akka, en face de Horch Tabet.
Les blessés arrivent dans le courant de la nuit. Ils racontent qu’il y a un
massacre dans le camp. La plupart sont atteints par des balles tirées à bout
portant. Pendant ce temps, à l’hôpital Gazza, les blessés affluent par
dizaines. Ils racontent que des éléments armés libanais assassinent les civils,
hommes, femmes et enfants. Le docteur Swee Chai Khoo Any, chirurgien de
nationalité britannique, dit qu’une trentaine de blessés graves sont morts
avant d’avoir pu être secourus. Plus d’une centaine furent soignés, ou même
opérés sur place. D’autres envoyés à l’hôpital Makassed. Toute la nuit, sans
relâche, l’équipe médicale de l’hôpital de Gazza soigne les blessés qui
arrivent par vague successive. D’autre part, l’hôpital s’emplit de réfugiés qui
fuient les massacres. Il y en a bientôt plus de deux milles entassés dans les
corridors, dans le sous-sol, dans l’entrée.
Vendredi 17 septembre
5 h : A l’aube, quelques-unes des femmes qui
faisaient partie de la délégation de la veille, reviennent à l’hôpital Akka,
les cheveux défaits, les habits en lambeaux ; elles ont été violées, le
plus grand nombre a été tué devant l’ambassade du Koweït par des hommes armés
libanais. En quelques instants, l’hôpital se vide, ceux qui s’y étaient
réfugiés prennent la fuite. Restent les médecins, les infirmiers et quelques
blessés.
8 h 30 : Trois personnes sont abattues devant l’hôpital Akka. L’une
d’entre elles se traîne jusqu’à l’hôpital et les infirmiers, sous une pluie de
balles, vont récupérer les corps dans la rue.
11 h : Une assistante sociale norvégienne, Anru Sunde, est interpelée par
deux miliciens qui se disent phalangistes. Ils lui intiment l’ordre de faire
sortir tous les étrangers qui travaillent à l’hôpital Akka. Toute l’équipe
médicale étrangère : deux Français, une Philippine, une Norvégienne, un
Égyptien, une Finlandaise, une Srilankaise, est rassemblée manu militari et
reçoit l’ordre de marcher jusqu’à l’entrée de Chatila. Un pédiatre palestinien,
docteur Sami Khatib, fait ainsi partie du groupe. Deux infirmières, l’une
Norvégienne et l’autre Australienne restent à l’hôpital pour s’occuper des
blessés et de cinq nourrissons paraplégiques. A l’entrée du camp de Chatila, le
chargé d’affaires norvégien les attend, il emmène dans sa voiture les
ressortissants norvégiens et va jusqu’à l’hôpital prendre les nourrissons
malades. Les autres membres du personnel sont libérés, le docteur Sami Khatib,
quant à lui, est ramené à l’hôpital pour y être abattu, ainsi que le docteur
Ali Osman, autre médecin palestinien qui était resté sur place. Autres
victimes : une infirmière palestinienne de vingt ans, Intissar Ismaïl,
violée et tuée, le cuisinier égyptien, tué avec plusieurs autres employés.
Après le départ des médecins, les miliciens entrent dans l’hôpital et
interrogent les blessés. Un jeune blessé de quinze ans, Moufid Assad est emmené
â l’extérieur, on lui tire une balle dans le cou et on lui assène un coup de
hache. Les blessés libanais sont épargnés.
Pendant ce temps, le massacre à l’intérieur du camp continue. Des familles
entières sont exterminées, sans distinction. Plusieurs familles libanaises sont
du nombre. La famille Mokdad, famille libanaise du Nord, perd trente-neuf de
ses membres, en majorité des femmes et des enfants. Entre autres des femmes
enceintes : Zeinab Mokdad, enceinte de huit mois, llham Mokdad (neuf
mois), Wafa Mokdad (sept mois), trois jeunes femmes de moins de trente ans ont
été retrouvées mutilées, le ventre ouvert et le fœtus arraché jeté près
d’elles. Zeinab avait six enfants, Wafa quatre, la fille de Ilham, âgée de sept
ans, a été violée avant d’être assassinée.
Les occupants de certains abris contenant de cent à deux cents personnes sont
sauvagement exécutés et détroussés du contenu de leurs poches, et de leurs
montres, bracelets, colliers et boucles d’oreilles.
Des bulldozers sont déjà à l’œuvre. Ils ramassent les corps pour les jeter dans
les fosses communes préparées à cet effet. Ou bien ils démolissent les
constructions sur les corps pour les ensevelir sous les décombres.
12 h : L’administrateur du Croissant Rouge Palestinien réussit à joindre
le centre de la Croix-Rouge Internationale à Hamra et demande une protection
pour l’hôpital Gazza et les civils qui s’y étaient réfugiés ainsi qu’une relève
pour l’équipe médicale exténuée par un travail ininterrompu de plus de
vingt-quatre heures. Ni le C.I.C.R. ni l’hôpital Makassed également contacté
n’accèdent à sa demande, par crainte des obus que les Israéliens continuent à
tirer sur cette route. Le Croissant Rouge revient seul à l’hôpital et décide
d’évacuer les réfugiés et le personnel palestinien. N’y restent que les blessés
et le personnel étranger, soit une vingtaine de médecins et infirmiers.
14 h : Averti par l’équipe médicale étrangère de l’hôpital Akka, le
C.I.C.R. se rend sur les lieux et trouve les cadavres des membres du personnel
et des blessés abattus. Ils évacuent les blessés restants vers d’autres
hôpitaux de Beyrouth.
17 h : Les ambulances du C.I.C.R. pénètrent dans Chatila et amènent de
l’aide à l’équipe de l’hôpital Gazza (deux médecins et deux infirmiers) ainsi
que des vivres et des couvertures. Elles ramènent avec elles les blessés
graves. Des femmes essayent de leur confier leurs bébés. En vain, seuls les
blessés sont évacués.
20 h : La nuit tombe. Les fusées éclairantes illuminent de nouveau le
ciel. Beyrouth Ouest est entièrement sous contrôle israélien. Les voitures
civiles des Services de Renseignement Israéliens sillonnent la ville et des
dizaines d’arrestations sont opérées. Les communications entre la banlieue Sud
où se situent les camps et le reste de la ville sont presque inexistantes. Les
barrages israéliens dissuadent les quelques téméraires qui s’aventurent de ce
côté. Les nouvelles des massacres commencent à parvenir mais il est impossible
de les vérifier.
Samedi 18 septembre
6 h 30 : Les miliciens font irruption dans l’hôpital
Gazza et somment l’équipe médicale étrangère de sortir. Tous les médecins et
infirmiers (deux Suédois, un Finlandais, un Danois, quatre Allemands, trois
Hollandais, quatre Anglais, deux Américains, une Irlandaise et une Française)
sont emmenés jusqu’à la sortie de Chatila. Un technicien de laboratoire
palestinien essaie de partir avec eux. Il est arrêté et emmené derrière un mur.
Un coup de feu est entendu quelques instants plus tard. On retrouvera son corps
à cet endroit le lendemain. Le Dr. Pier Michlumshagen, orthopédiste norvégien,
affirme : « nous avons vu des bulldozers démolir des maisons et
ensevelir les cadavres sous les décombres ».
Dr. Paul Morris, chirurgien britannique, dit qu’il était
impossible de ne pas voir ce qui se passait dans le camp à partir du Q.G.
Israélien.
Tout le groupe est amené au Centre des Forces assaillantes
situé dans les locaux de l’immeuble des Nations Unies voisin de l’ambassade du
Koweït. Ils y subissent un interrogatoire avant d’être livrés aux Israéliens.
Ces derniers se comportent avec correction et assurent ne pas être au courant
de ce qui se passe. Les médecins en profitent pour exiger de retourner à
l’hôpital y retrouver leurs malades. On leur donne un laissez-passer écrit en
hébreu. Comme ils s’étonnaient, l’officier israélien leur garantit la validité
de ce laissez-passer pour les milices libanaises. Un médecin et un infirmier
reprennent le chemin de l’hôpital. Les autres sont déposés en jeeps à
l’ambassade des États-Unis.
7 h : Les miliciens entreprennent de vider les camps
de tous ceux qui y restaient encore.
La veille, un groupe d’hommes s’était désespérément
défendu à l’entrée de Sabra près du cinéma Al-Shark et avait stoppé l’avance
des assaillants à la hauteur du marché. Les haut-parleurs invitent les familles
à sortir de chez elles et à se rassembler dans la rue principale. Pensant avoir
affaire à l’armée israélienne, la plupart des civils de ce dernier quartier
sortent avec des drapeaux blancs. Deux à trois mille personnes arrivent ainsi
dans la rue principale qui traverse le camp. Ils réalisent alors qu’ils ont
affaire à des miliciens libanais arborant les insignes des Phalanges ou ceux de
Saad Haddad. Ils aperçoivent aussi les innombrables cadavres qui jonchent les
rues. Mais il est trop tard pour faire marche arrière. Parmi eux, beaucoup de
familles libanaises qui protestent. On les fait taire brutalement. Puis on les
fait tous avancer en rangs vers l’entrée Sud du camp de Chatila. Ils découvrent
les charniers tout le long de la rue principale et dans les ruelles
perpendiculaires. A mi-chemin, on sépare les hommes des femmes et des enfants.
Les femmes se mettent à hurler. Quelques rafales les font taire. La marche
continue, et de temps en temps, quelques hommes sont placés devant un mur et
abattus. Les bulldozers sont à l’œuvre. D’un coup sec, les piliers de chaque
habitation cèdent et le tout s’effondre, camouflant un entassement de cadavres.
A proximité de l’ambassade du Koweït, près du Q.G. israélien, il n’y a plus de
maisons, mais deux grandes fosses communes de part et d’autre de la rue.
A partir de là, l’ordre est d’avancer en direction de la Cité Sportive. Pas
pour tous, des hommes, choisis dans le tas, sont entassés dans deux camions
stationnés devant l’ambassade du Koweït. Il n’y a pas assez de place pour tous.
Le surplus est sommé de se coucher face contre terre et de ne pas regarder la
direction prise par les camions. Puis ils doivent rejoindre les autres à la
Cité Sportive, non sans subir, en cours de route, coups et vexations de toutes
sortes.
Des mines (ou des bombes à fragmentation) explosent en
chemin, blessant ou tuant certains, et donnant à d’autres l’occasion de fuir. A
partir du rond point qui se trouve après l’ambassade du Koweït, ce sont les
soldats israéliens qui prennent en charge les prisonniers. Ils les emmènent à
la Cité Sportive où est entrepris le « triage » entre Libanais et
Palestiniens. Les jeunes Palestiniens sont emmenés dans des niches situées sous
les gradins. On ne sait pas ce qui est advenu de la plupart d’entre eux. Des
secouristes ont retrouvé, quelques jours après, des corps méconnaissables, pieds
et poings liés, dans un état de décomposition avancé. Quelques identifications
sont possibles grâce aux habits. Les médecins de l’hôpital Gazza reconnaissent
le corps d’un enfant qui était à l’hôpital jusqu’au vendredi 17 septembre entre
10 et 11 heures. Le Stade était alors sous le contrôle exclusif de l’armée
israélienne. Quant à ceux qui ont été emmenés par les camions, leur sort est
toujours inconnu.
Journée du samedi
Les journalistes et les photographes affluent. Horrifiés,
ils filment des images de massacre collectif, des monticules de cadavres
gonflés et qui sifflent en grillant sous un soleil de plomb. Les traces de
mutilations, les cordes liant les membres, les vêtements déchirés, les scalps,
les éborgnements témoignent des sévices et des tortures qui ont accompagné le
massacre. Même des chevaux ont été abattus. Une odeur insupportable submerge
tout le monde. Des femmes hagardes errent parmi les cadavres, à la recherche
d’un fils, d’un mari, d’un enfant. Certains corps sont là depuis trois jours.
Il faut les enterrer au plus vite. On n’a pas le temps ni pour les décompter ni
pour les identifier. Les équipes de secouristes du C.I.C.R., de la Croix-Rouge
Libanaise, de la Défense Civile, des Scouts Musulmans, de l’armée libanaise, se
mettent au travail. On creuse une énorme fosse. On lit à la hâte la
« Fatiha », la première sourate du Coran, courte prière sur des amas
de chair non identifiables, des cadavres mutilés qui resteront à jamais sans
noms. Combien y en avait-il ? On ne le saura jamais. Il n’y a eu aucune
coordination entre les différentes équipes de secours. L’horreur et la peur ont
fait s’effectuer le travail le plus hâtivement possible. Le spectacle était
insoutenable.
D’autre part, il y a tous ceux qu’on n’a pas déterrés,
ceux qui ont été ensevelis sous les maisons détruites et déblayés avec les
décombres par les bulldozers qui ratissaient le camp, ceux qui avaient déjà été
jetés dans les fosses communes (trois au moins) creusées par les auteurs du
massacre. Déjà, vendredi après- midi, un journaliste norvégien s’était trouvé
nez à nez avec un bulldozer qui portait dans sa benne une charge de cadavres
emmêlés. Les fosses où ces corps ont été entassés n’ont pas été ouvertes. Elles
risquent même d’être définitivement enfouies sous les nouveaux immeubles qui
sont actuellement en construction au sud du camp. Il y a enfin tous ceux qui
ont été emmenés en camions et dont on a trouvé en partie les corps entre
Beyrouth et Damour, à Ouzaï, Khaldé, Naameh, Haret el Naameh, Jiyeh et
Damour... lieux où les secouristes n’ont pas osé s’aventurer à cause de la
présence de l’armée israélienne.
Les habitants des camps de Sabra et de Chatila sont
certains que le chiffre réel des victimes s’élève à cinq mille personnes, sept
mille avec les disparus.
Voudra-t-on seulement les croire ?
Revue d’études Palestiniennes n°6 Hiver 1983