Réflexions sur une vie d’engagement avec le sionisme, la
question palestinienne et l’empire américain.
[ 10/08/2012 - 20:13 ]
Mouin Rabbani
Dans l’interview qui suit, Chomsky retrace son engagement
précoce, qui se développa tout au long de sa vie. Il évoque aussi comment les
choses ont - et n’ont pas - changé, et vers où le conflit israélo-palestinien
pourrait et devrait aller.
Ce qu’il y a peut-être de plus frappant chez Noam Chomsky
c’est sa cohérence. Pendant plus d’un demi-siècle d’activisme politique couplé
à une production incessante de livres et d’articles ainsi que d’innombrables
exposés et interviews, jamais - à ma connaissance - il n’a changé d’avis sur
aucune question importante. C’est d’autant plus impressionnant si on considère
l’éventail stupéfiant de ses intérêts politiques, qui couvrent le globe tant
géographiquement que thématiquement.
Dans bien des cas le refus ou l’incapacité de revoir ses
propres perceptions et prescriptions au cours des multiples décennies où le monde
a été rendu méconnaissable serait rejeté - voire ridiculisé - comme le produit
d’un dogmatisme étroit et anachronique. Mais pas dans le cas de Chomsky. Non
parce qu’il est un pionnier reconnu dans le champ qu’il a choisi, la
linguistique, et qu’à l’âge de 83 ans il demeure l’intellectuel public le plus
important, mais plutôt parce qu’il a constamment évité les engagements
doctrinaux comme base de ses interprétations de la réalité.
Tout au long de sa vie, Chomsky a été motivé d’abord et
avant tout par un attachement profond et palpable aux droits et à la dignité
des êtres humains et de leurs communautés, et par une opposition tout aussi
viscérale aux élites et aux institutions qui foulent aux pieds cette humanité
lorsqu’elle se met en travers de leur chemin, et il a interprété le monde en
conséquence.
En dépit de ses convictions anarchistes, je soupçonne
qu’il considère son principe directeur comme étant le bon sens commun,
généralement le produit d’un savoir encyclopédique qu’il reste capable de
déployer au pied levé.
Ses opinions anarchistes ont été connues d’abord par son
opposition précoce à la guerre du Vietnam (un engagement - il continue de le
souligner - qui commença beaucoup trop tard), mais son engagement pour la
question palestinienne existait déjà depuis des décennies, surtout grâce au
milieu dans lequel il est né et a vécu.
L’entrevue a eu lieu à son domicile de Lexington dans le
Massachussets le 14 mai 2009 et le 21 novembre 2010. La question de l’occasion
fut posée deux fois, et il donna une réponse presque littéralement pareille -
miroir réfléchissant des choses qu’il avait dites et écrites un an, une
décennie, voire plusieurs décennies plus tôt - mais mises en rapport avec le
contexte d’aujourd’hui.
Entre ces rencontres, en mai 2010, il a visité Amman, en
route pour la Palestine où il devait prononcer un discours à l’Université
Birzeit. Le ministre israélien de l’Intérieur lui ayant interdit de visiter la
Cisjordanie - une décision réactionnaire qui a instantanément catapulté dans
les gros titres internationaux une visite qui devait être discrète. Il passe
les jours suivants à Amman, faisant un certain nombre d’exposés programmés à la
hâte (y compris à l’Université Birzeit par vidéoconférence), plusieurs dizaines
d’interviews et différentes rencontres, ne s’arrêtant que brièvement pour
prendre un peu de repos quand il y est contraint par sa fille Avi et ses amis
Assaf Kfoury et Irene Gendzier qui l’ont accompagné depuis Boston. De même que
sa cohérence, son niveau d’énergie (activisme au sens littéral) est tout aussi
impressionnant, pas seulement pour un octogénaire, mais à tout âge.
************************************
- Quand et comment avez-vous été impliqué pour la première
fois dans la question israélo-palestinienne ou, comme on disait alors -
sioniste ?
- J’ai grandi avec elle. Mes parents faisaient partie d’un
ghetto culturel, pas un ghetto physique, qui était la communauté juive de
Philadelphie. Elle comprenait beaucoup de parties, mais celle où ils étaient
profondément impliqués c’était le renouveau des centres culturels hébreux, en
particulier l’éducation hébraïque. Je suis devenu conscient de cela au début
des années ’30. Mon père était plutôt un disciple de Ahad Ha’am, dont la version du sionisme était un centre culturel pour les juifs en Palestine.
[ De Ah’ad
Ha-am, sioniste spirituel, commentant sa première visite en Palestine en 1891.
« A
l’extérieur on a coutume de croire qu’Israël est presque vide ; que rien
n’est cultivé ici quiconque veut acheter de la terre n’a qu’a venir et acheter selon
ses désirs. En réalité, la situation n’est pas celle là. Au travers du pays il
est difficile de trouver de la terre cultivable qui ne soit déjà
cultivée. (…) Si, un jour, la vie de nos fiers juifs en Palestine se développe
au point de refouler les habitants du pays sur une petite ou grande échelle,
alors ces derniers ne céderont pas facilement leurs places… »]
Ma
mère aussi, et leur cercle d’amis et d’associés était assez semblable. Je suis
allé à l’école hébraïque et au collège hébraïque, et quand j’ai été assez âgé,
j’ai commencé à enseigner à l’école hébraïque.
J’étais un organisateur de ce qu’on appelait alors les
mouvements de jeunesse sionistes, je suppose qu’aujourd’hui on les appellerait
anti-sionistes, parce qu’ils étaient généralement opposés à un État juif. Mes
propres engagements précoces, quand j’étais adolescent, seraient un
binationalisme socialiste.
Je ne peux pas dire que mes vues ont beaucoup changé à cet
égard. C’était une époque très différente bien sûr. Mais les groupes, les gens
avec qui j’étais lié étaient attachés à la coopération de la classe laborieuse
arabo-juive dans une Palestine socialiste.
- Etiez-vous affilié à un mouvement spécifique ?
- Eh bien, c’étaient de très petits mouvements. J’étais
proche de Hachomer Hatzaïr [la Jeune Garde]. J’étais assez d’accord avec eux
sur la Palestine, ce qui devint plus tard Israël-Palestine, et plus tard j’ai
vécu un moment dans un kibboutz Hachomer Hatzaïr avec mon épouse. Mais je ne
les ai jamais rejoints parce qu’ils étaient divisés en deux branches, l’une
stalinienne et l’autre troskiste, et que j’étais opposé aux deux. J’étais très
fortement anti-léniniste à l’époque, depuis la gauche - je pensais que le
léninisme [tant dans sa forme stalinienne que trotskiste] était une déviation
de droite. C’étaient des engagements très réels. Rappelez-vous, c’étaient les
années ’40, pas aujourd’hui.
- Étant donné vos engagements et vos perspectives politiques
d’alors, vous rappelez-vous votre réaction à la création d’Israël en 1948 ?
- Moi je l’ai considérée comme une tragédie, comme en fait
la plupart des gens dont j’étais proche. Tout d’abord parce que je pensais - et
je pense toujours - que casser la Palestine en deux parties séparées l’une de
l’autre n’a aucun sens. Et deuxièmement parce que j’ai toujours été opposé à
l’idée d’un État juif.
Il faut bien se rappeler qu’un État juif n’était pas la
position sioniste officielle quand j’étais jeune. Le premier engagement
officiel à un État juif dans le mouvement sioniste date de la Seconde Guerre
Mondiale, avec le Programme Biltmore de décembre 1942. Vous pouviez tout à fait
être un sioniste et penser que c’était une très mauvaise idée et une erreur.
Qu'il y ait plusieurs tendances au sein du sionisme, cela est possible. Mais dire que l'engagement officiel du sionisme pour un État juif, daterait d'après guerre, en laissant sous-entendre -comme cela a été le cas de nombreux sionistes- d'une quelconque légitimité à l’installation pacifique des juifs européens en Palestine, suite au génocide des Juifs par les nazis, n'est pas tout-a-fait
exact, en effet, Théodore Herzl a toujours su que l'installation d'un Foyer
Juif (euphémisme pour Etat juif) en
Palestine ne pourrait se faire sans violence.
« Inciter la population démunie à traverser la frontière en
la privant d’emploi… Le processus d’expropriation et de retrait des pauvres
doit être menées discrètement et avec circonspection. » - Quelle alternative voyiez-vous ?
- Je pense que l’alternative aurait été un état binational,
basé sur les institutions de coopération existantes mais réunissant arabes et
juifs, ouvriers et fermiers, etc...
Pourquoi un État binational ?
La Palestine serait un État exclusivement habité par des musulmans et des juifs
! La Palestine est un État où les trois religions monothéistes on, ou devraient avoir, droit de
cite. Pourquoi dans ces conditions la réserver uniquement aux juifs et aux
musulmans. Avants que le sionisme ait jeté son dévolu sur la Palestine, ces trois
religion y vivaient de manière très acceptable. Il me semble intelligent d'affirmer
que la Palestine devrait être une nation, et non un État binational, où tous les citoyens jouissent des mêmes droits,
quelque fusse leur religion. Baser un État sur une ou plusieurs religion c'est
reculer, socialement parlant, de 1000 ans.
- Vous avez fait allusion à un kibboutz où vous avez vécu ?
- Oui, pendant quelques mois seulement, à l’été 1953. Ma
femme y est retournée et y a vécu plus longtemps, et nous avions l’intention
d’y retourner et d’y rester. Je dois dire que je trouvais la vie au kibboutz
très attrayante, et j’aimais bien les gens.
- Quel kibboutz était-ce ?
- Hazorea, à une demie-heure de Haïfa. A l’époque c’était le
centre d’assistance arabe pour Hachomer Hatzaïr et il était considéré comme le
plus à gauche des kibboutzim, ou l’un des plus à gauche. Maintenant il est très
à droite, mais à l’origine il était orienté Martin Buber, et quelque chose de
cette atmosphère y restait toujours dans les années ’50.
Nous y sommes allés pour l’été, afin de faire
connaissance. Mon épouse est retournée peu après et y est restée six mois. Elle
est revenue aux Etats-Unis surtout pour m’emmener, mais finalement nous ne
sommes pas retournés, pour diverses raisons non liées à la politique. Cependant
je dirais que même alors il était très clair que des choses plutôt hideuses
avaient eu lieu en 1948.
Très souvent les Kibboutz se
réalisaient par l'appropriation de terres palestiniennes par la méthode du
fait accompli, et si quelquefois les "terres" furent achetés se ne fut pas la norme. Il ne faut donc pas s'étonner si ce
sionisme là a engendré des oppositions qu'elles fussent civiles ou religieuses.
Le retour sur ce qui est pour
les juifs le Mythe de la "Terre promise" aurait du se faire en respectant le
peuple qui l'habitait et qui, n'en déplaise aux sionistes fanatiques, ne
s'opposèrent à l’immigration des juifs en Palestine. Ce n'est, lorsque les
réelles intentions sionistes se sont fait jour, que les palestiniens on vu dans
cette immigration leur futur bourreaux et ont tenté de s'y opposer. Malheureusement,
le sionisme comme le nazisme et ses ramifications internationales a triomphé de
tout processus démocratique où la justice aurait été une valeur de référence.- C’était connu à cette époque ?
- Un certain nombre de choses étaient connues, mais
l’échelle et le caractère n’étaient pas compris. Quand j’ai vécu au kibboutz
cet été-là, je me souviens qu’un jour je travaillais dans les champs avec un
membre plus âgé du kibboutz. J’ai remarqué un tas de pierres et je lui ai
demandé ce que c’était. Il a haussé les épaules et n’a rien voulu dire. Mais
plus tard, dans la salle à manger du kibboutz, il m’a pris à part et dit que
c’était un village arabe, un village arabe amical, et au plus fort des combats,
comme il ne se trouvait qu’à quelques kilomètres, ils l’ont simplement évacué
et l’ont détruit. Je ne sais pas combien il y en a comme ça. Beaucoup plus que
recensés, j’en suis sûr.
Mais après 1948, mon sentiment était que même si ç’avait
été une vraie faute, par après, les règles du jeu ont changé. La Résolution ONU
de partition en novembre 1947 a été traitée comme une tragédie dans les cercles
où j’étais.
Mais maintenant il y avait un État juif, un pays aussi.
Et une fois que l’État a fait partie du système international, je n’ai plus vu d’alternative - et je ne vois pas d’alternative - sinon de dire qu’il a les droits qu’a tout État dans le système international : ni plus, ni moins, bien que souvent il ait demandé plus.
Mais maintenant il y avait un État juif, un pays aussi.
Et une fois que l’État a fait partie du système international, je n’ai plus vu d’alternative - et je ne vois pas d’alternative - sinon de dire qu’il a les droits qu’a tout État dans le système international : ni plus, ni moins, bien que souvent il ait demandé plus.
Tous les états sont horribles. Ils ont tous été formés par
la violence - les États-Unis se trouvent sur la moitié du Mexique. Les
frontières européennes ont été consolidées par la force après des siècles de
sauvagerie et c’est pareil partout dans le monde. Alors d’accord, en voilà un
de plus.
Un État juif ! Mais comment a été voté la résolution ?
La résolution 181
sur la partition de la Palestine voté par l'ONU le 26 novembre 1947 a été une imposture : Au terme
de pressions scandaleuses sur les pays du Tiers Monde, les USA font adopter un
plan de partage de la Palestine (29 novembre 1947). Les Juifs, qui possèdent
6,5% du sol et constituent 35% de la population, recevront les 56% de la
Palestine et ses terres les plus fertiles. Alors que l’État prévu (où les juifs
sont minoritaires) ne présentait aucune discontinuité, l’État Palestinien était
partagé en trois morceaux reliés par des corridors passant obligatoirement sur
les terres vouées aux juifs. Dès le début la population palestinienne à refusé
ce partage et il y a eu des escarmouches entre palestiniens et bandes armées
juives à l’occasion desquelles on a découvert combien ces bandes (l’Irgoun de
Menahem Begin, la Haganah, le Lehi d’Itzhak Shamir…) ont eu le loisir de
s’équiper militairement, soi-disant au nez et la barbe du mandataire
britannique, alors qu’en réalité l’occupant anglais n’a fait que favoriser et
l’émigration et l’équipement militaire des colons qui arrivaient.
- Après votre départ en 1953, y êtes-vous retourné en visite
?
- Je suis retourné en 1964. A la base c’était pour une
conférence mais j’ai un peu voyagé et j’ai rencontré quelques-uns de mes vieux
amis. J’avais pas mal d’amis d’ici qui vivaient là-bas, mais à cette époque il
n’y avait pas vraiment de passion pour le sionisme. En fait, parmi les gens
plus instruits, le mot hébreu Tziyonut était comme un terme de dérision.
- C’étaient des juifs américains ?
- Oui. Mais la communauté juive américaine en général
n’était pas très dévouée au sionisme à cette époque. Par exemple, des journaux
comme, disons, Commentary, étaient tous non-sionistes voire anti-sionistes
alors. Ce doit être au milieu des années ’50 que Mapai (le Parti Travailliste)
a démarré un nouveau journal, Midstream, pour tenter de contrer le caractère
non-sioniste de Commentary. Les propriétaires du New York Times étaient juifs
mais pas sionistes. Si vous regardez des pages de Dissent, édité par les
Socialistes Démocrates, il y a peu d’allusions à Israël avant 1967, et la
plupart désobligeantes. Même chose pour les individus. Irving Howe, l’éditeur
de Dissent, était presque méprisant pour le sionisme comme juste un autre
mouvement nationaliste religieux. Les progressistes ne voulaient rien avoir à
faire avec eux. Ce n’était tout simplement pas un problème. Comme le soulignait
mon ami Norman Finkelstein, l’éditeur de Commentary, Norman Podhoretz, avait
écrit un livre autobiographique qui parut en 1967 et qui mentionnait à peine
Israël, mais après 1967, Podhoretz et la plupart de ces gens sont devenus des
chauvins passionnés.
- Il semble qu’au cours des deux décennies avant 1967, sauf
le temps que vous et votre épouse avez passé dans un kibboutz, vous étiez
fondamentalement désengagé de la question ?
- Je la suivais mais il n’y avait pas d’organisations, pas
de discussions. Le genre de groupes avec qui j’avais des contacts, les cercles
intellectuels, ne se préoccupaient pas du tout d’Israël. Même durant la crise
de Suez en ’56, il s’agissait d’être du côté de Eisenhower, je veux dire, que
faire ? Il a adopté une position plutôt ferme.
Mais en 1967 on a vraiment cru qu’Israël était menacé de
génocide. C’était l’idée couramment admise. Même avant que la guerre n’éclate
je me souviens des groupes pacifistes à la faculté qui s’organisaient pour
envoyer des gens en Israël accomplir des missions civiles.
- Vous souvenez-vous de ce qu’étaient vos idées à cette
époque ?
- Je n’avais aucun jugement sur l’équilibre militaire, même
si je croyais que les compte-rendus étaient exagérés et qu’il y avait des
moyens de régler les questions diplomatiquement comme pour le Détroit de Tiran,
qui n’était d’ailleurs pas tellement un problème. En même temps il y avait des
histoire horribles d’immenses armées mobilisant aux frontières, prêtes à fondre
[sur Israël] et à commettre un génocide.
En réalité,Israël n'a jamais été réellement en danger. Il s'est armée au nez et la barbe
du Mandat britannique, mais surtout avec sa complicité. Israël a toujours reçu
implicitement l'aide de l'Occident. L'appel sioniste à la levée de fonds répandue
dans la diaspora, fut une arnaque de plus ou les juifs sionistes en appelaient
a la communauté pour qu'il puisse s'armer alors même que les armes, le
soutient logistique et matériel ne lui ont jamais fait défaut.
- Serait-il exact de dire que la guerre de 1967, dans votre cas comme pour d’autres avec qui vous avez été associé dans ce pays, comme Edward Said, a été un tournant ?
- Bien sûr. Parce qu’alors la question n’était pas seulement Israël et ses droits mais aussi celle des territoires occupés. C’est après 1967 que j’ai commencé à faire des exposés et à écrire sur le sujet. En fait, la première conférence que j’ai donnée fut organisée par mon ami Assaf Kfoury, à l’époque étudiant de troisième cycle au MIT, en 1969. En réalité c’était un exposé plutôt modéré, « La Paix au Moyen-Orient », mais il a suscité une vraie fureur. En fait une délégation de professeurs israéliens est venue à mon domicile par après pour tenter de me dissuader de mon hérésie. C’étaient des professeurs modérément sionistes, le genre qui seraient avec Peace Now par la suite, peut-être même Gush Shalom.
- Quelle était la base de votre message ?
- Je passais en revue les possibilités binationalistes qui
avaient existé avant 1967, et mon idée principale, c’est qu’elles étaient à
nouveau réalistes maintenant. Elles n’étaient pas possibles entre 1948 et 1967,
mais maintenant qu’Israël contrôlait physiquement les territoires, je croyais
alors (et je crois toujours, avec les informations complémentaires qui sont
sorties) qu’il était possible d’établir une sorte d’arrangement fédéral entre
zones juives et palestiniennes. Et ensuite, si les circonstances étaient
appropriées, comme je pensais qu’elles pourraient finir par l’être, il serait
possible de progresser vers davantage d’intégration et de s’approcher de ce que
j’ai toujours considéré comme l’idéal binationaliste pour la région.
Je dirais que quelque part dans mon esprit j’ai toujours
pensé qu’il y avait une meilleure solution, pas une solution à un État ou à
deux États, mais une solution sans État. Ce n’est pas illusoire, c’est à peu
près comment la région était sous les Ottomans. Personne ne veut revenir à
l’Empire ottoman, toute la corruption, la violence et tout le reste, mais ils
avaient de bonnes idées sur certaines choses. Ils ont laissé les peuples se
débrouiller, de sorte que les Grecs puissent gérer leur section de la cité et
les Arméniens leur section etc..., et il y avait beaucoup d’échanges,
commerciaux et autres. Et ils n’avaient pas de frontières, ou elles ne
voulaient pas dire grand-chose. Donc vous pouviez voyager du Caire à Istamboul
à Bagdad sans passer de contrôles douaniers. En gros, il y avait libre
circulation.
- On dirait l’UE !
- Vous savez, pendant des siècles l’Europe a été l’endroit
le plus sauvage au monde. Le niveau de sauvagerie était tellement
extraordinaire qu’ils ont développé à la fois les moyens et la culture pour
conquérir le monde. Et une grande partie de la cause de cette sauvagerie était
la tentative d’imposer l’État-nation, qui est extrêmement peu naturel, il
sépare des gens qui ont des liens naturels, il impose l’unité à des gens qui
n’étaient pas unifiés, soit par la langue ou la culture ou quoi que ce soit
d’autre. Il faut beaucoup de violence et de brutalité pour imposer un cadre
rigide sur des organismes complexes et fluides comme les sociétés humaines.
Cela a été achevé en 1945, non parce que les conflits étaient dépassés, mais
parce que les Européens réalisèrent que la prochaine fois qu’ils joueraient
leur jeu favori, se massacrer l’un l’autre, ils détruiraient le monde.
Bien sûr le même modèle s’est propagé dans le monde entier.
Je veux dire, partout où le colonialisme européen s’est trouvé, des systèmes
nation-état ont été créés avec la même sauvagerie et violence, et en fait la
plupart des conflits majeurs dans le monde actuel émanent directement des
efforts européens - et j’y inclurais les États-Unis - pour imposer des systèmes
hautement non naturels de nations-États. Et c’est le cas aussi pour le Levant.
Je pense donc qu’il n’y a pas de lignes naturelles que vous puissiez tracer au
Levant et qui feraient sens du point de vue de la vie des gens.
- Comment conciliez-vous votre engagement au binationalisme
avec ce qui est vu comme votre opposition au règlement de l’État unique ?
- Il n’est pas exact que je sois opposé à « un État unique
», ce à quoi je m’oppose, c’est l’incapacité à tracer une voie pour aller d’ici
à là. Et la seule voie raisonnable qui a été aménagée commence avec le
règlement à deux États.
Beaucoup de ceux qui sont en faveur de la solution à un
État la voient comme l’antithèse de la solution à deux États, pourtant vous
semblez suggérer un continuum ?
Je ne connais aucune autre voie sensée qui ait été
proposée pour aller de l’avant - vers une solution binationale ou à un état -
autre qu’accepter le monde tel qu’il est puis de faire le pas suivant, ce qui a
été plutôt clair pendant trente ans. Il y a un consensus international massif
derrière le règlement à deux États en gros le long des frontières
internationalement reconnues. Je pense que c’est une solution pourrie mais je
pense que c’est un pas vers une solution meilleure, et je ne vois aucune autre
approche.
En fait je pense que « un État » est une mauvaise notion.
Je pense que la meilleure notion est un État binational parce qu’il y a deux
cultures séparées, des langues et des traditions différentes qui devraient être
capables de vivre en coopération et en harmonie. En fait des États européens
vont dans cette direction. Prenez l’Espagne, où il y a maintenant une autonomie
substantielle en Catalogne et au Pays Basque et ce sera le cas dans d’autres
régions. La même chose se passe au Royaume-Uni. Au pays de Galles, la langue a
été revivifiée. L’Écosse a maintenant acquis un certain degré d’autonomie. Je
pense que les choses bougent dans une direction plus conforme aux intérêts et
aux besoins réels des gens, et cela produit une société plus riche, plus
satisfaisante.
- En réponse, cependant, les gens pourraient dire qu’en
Europe ce processus a été endogène, à la fois en traçant les frontières et
maintenant en les remplaçant, tandis qu’au Levant, elles ont été imposées de
l’extérieur
- Exact. Mais en fin de compte, du moins dans mon jugement,
les gens de ces régions doivent finir par se rendre compte qu’ils se
trouveraient mieux sans les frontières. Je pense que cela peut se passer plutôt
naturellement, et dans une certaine mesure c’est ce qui s’est passé avec Israël
et la Palestine. Je veux dire, les Israéliens allaient dans des boutiques et
des restaurants en Cisjordanie, des relations s’établissaient même avec la
dureté des contrôles aux frontières et les colonies. Si cela était retiré et le
cycle de violence et d’hostilité terminé, cela pourrait se passer encore plus
efficacement.
- Je voudrais revenir à la question un État/deux États mais
pour le moment revenons à la période 1948-67. J’essaie de comprendre la
connexion entre votre engagement personnel profond jusqu’au début des années
’50 et votre apparent désengagement par après, jusqu’en 1967.
- La connexion, c’est qu’entre le début des années ’50 et
1967, je ne voyais aucun espoir. Ce que j’espérais ainsi que les gens avec qui
j’étais impliqué - une coopération binationale socialiste des classes ouvrières
en Palestine - n’était pas à l’ordre du jour à ce moment, mais après 1967 il
m’a semblé - et je le crois toujours - que ces questions auraient pu être
ravivées. Pas sous la forme d’avant 1948 - trop de choses avaient changé - mais
Israël aurait pu instituer une structure fédérale avec autonomie palestinienne
dans les territoires occupés, au sein de ce cadre dominant qui pourrait avec le
temps mener à une intégration rapprochée et finalement à l’érosion des
frontières. Bien sûr, Israël aurait le contrôle pendant un certain temps. Je
pense que c’était vraiment faisable à ce moment-là. J’étais seul à le penser,
évidemment, et je ne m’entretenais réellement de ces idées qu’avec Israel
Shahak et peut-être deux autres personnes.
- Quand vous êtes devenu actif sur les questions du
Moyen-Orient après 1967, était-ce lié à votre milieu personnel, ou bien
considériez-vous que c’était aussi lié aux autres questions dans lesquelles
vous étiez engagé, comme la politique étrangère des États-Unis ?
- Oh oui. Je veux dire, le contrôle du Moyen-Orient en
particulier des régions produisant du pétrole, a été la force motrice de la
politique étrangère étatsunienne depuis la Seconde Guerre Mondiale. Les
documents d’archives n’étaient pas complètement disponibles alors, mais c’était
déjà clair.
- En fait, les relations de grande proximité des USA avec
Israël se sont établies assez vite après la victoire militaire israélienne en
1967, (Victoire obtenue grâce aux USA qui ont établi on pont aérien
depuis la Tchécoslovaquie, fournissant renseignements satellitaires, matériel, etc...) que les élites américaines ont considérée comme une grande contribution à
la puissance des USA. Nasser était le cœur du mouvement des non-alignés, qui
était méprisé et détesté. Le neutralisme ne se distinguait pas du communisme,
vous savez, ou vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous. Un autre pilier du
mouvement des non-alignés, Sukarno en Indonésie, venait d’être renversé en
1965, par le coup d’état de Suharto que les États-Unis soutenaient fermement,
lui qui a massacré peut-être un million de personnes et qui a ouvert
l’Indonésie à l’exploitation occidentale - une autre « grande victoire ».
- Bien, en 1967 Israël porta un fameux coup à Nasser, et
cela eut une importance particulière parce que c’est lié de près au contrôle
des fournitures d’énergie du Moyen-Orient. A cette époque après tout, l’Arabie
saoudite et l’Égypte étaient d’abord en guerre, une sorte de guerre de
proximité. L’Arabie saoudite et le fondamentalisme islamique étaient les
éléments les plus en faveur dans la politique étrangère des États-Unis dans la
région, et c’est resté ainsi jusqu’aujourd’hui, à maints égards.
En réalité, je l’ignorais à l’époque, mais les efforts des
États-Unis pour contrôler le Moyen-Orient étaient le fil conducteur de la
politique étrangère américaine depuis la Seconde Guerre Mondiale. L’un des
principaux conseillers de Roosevelt, A. A. Berle, a dit vers la fin des années
’40 que si nous pouvons contrôler le Moyen-Orient, nous pouvons contrôler le
monde. Le Département d’État décrivait le Moyen-Orient comme une « source
prodigieuse de puissance stratégique », le « plus grand prix matériel dans
’Histoire ». Telles étaient les conceptions communes des planificateurs à la
fin des années ’40. En fait, même pendant la guerre ils avaient commencé à s’en
rendre compte, avec une mini-guerre entre les USA et le Royaume-Uni à propos du
contrôle de l’Arabie saoudite.
- C’est après 1967 que beaucoup de vos pairs, je pense, ont
développé une tache aveugle quand il était question du Moyen-Orient ?
- Ouais, je veux dire, la victoire israélienne de ’67 a
touché un nerf chez les intellectuels libéraux aux États-Unis et elle a été
très bien accueillie. Pas tant dans mes propres cercles proches qui étaient
engagés dans la résistance à la guerre du Vietnam, mais au sein de la
communauté intellectuelle libérale en général. De leur point de vue, la
victoire d’Israël était une bénédiction, parce qu’enfin quelqu’un était arrivé
et avait montré au monde comment il faut traiter les arrivistes du tiers monde
- C’est encore une référence à Nasser ?
- Oui aux Arabes. Une sorte de phénomène généralisé dont
Nasser était le symbole.
- C’est l’intelligentsia libérale. Mais qu’en était-il de la
gauche ?
- La gauche était du genre sioniste critique prudente. Si
vous voulez dire la vraie gauche, elle était opposée à l’occupation.
- Mais généralement silencieuse sur la question ?
- Vous avez raison, dans la mesure où l’occupation n’était
pas un sujet majeur. D’une part, il n’était pas clair que l’occupation allait
être permanente. Si vous aviez accès à ce qui était alors les archives secrètes
du gouvernement israélien, vous auriez su, mais à l’époque il semblait qu’ils
pouvaient se retirer. Et souvenez-vous que jusqu’en 1971 la position américaine
officielle était qu’Israël se retirerait des territoires occupés avec « des
modifications mineures et mutuelles » des lignes de cessez-le-feu. C’était la
position officielle de 1967 - résolution 242 [du Conseil de sécurité] de l’ONU
- à 1971, et il était très facile pour des intellectuels libéraux de gauche de
dire : « OK, nous n’aimons pas ça, mais ils vont bientôt se retirer, la
question est réglée ».
1967 a tout changé ici ; ce fut presque instantané.
Soudain la communauté intellectuelle se prit de passion pour Israël, ce fut une
histoire d’amour. Le soutien pour des actions israéliennes devint un réflexe :
comme je l’ai mentionné, des gens comme Irving Howe et Norman Podhoretz, qui
avaient été indifférents au sionisme, sont devenus des sionistes presque
fanatiques après 1967. C’est en partie parce que maintenant l’alliance USA-Israël
était fermement en place, rendant possible un soutien au gouvernement US tout
en ayant l’air humanitaire en même temps. Vous pouviez soutenir violence et
terreur tout en étant noble et humanitaire, défendant les juifs de
l’antisémitisme et du génocide, etc... C’est une combinaison irrésistible pour
des intellectuels libéraux. Vous pouvez voir le même phénomène ailleurs, comme
en Bosnie.
Mais en réalité l’histoire d’amour n’était pas nouvelle.
Elle avait existé auparavant dans la société américaine. Si vous retournez lire
la presse des années ’20, ’30, vous avez le même tableau. Je l’ignorais à
l’époque, mais ce pays avait déjà été imprégné de sionisme, toute cette
conception de promesses bibliques réalisées. Ce ne sont pas seulement les
chrétiens évangéliques : un vaste segment de la population était immergé dans
la Bible ; Woodrow Wilson lisait la Bible chaque jour ; pour Truman elle était
réelle. Lawrence Davison a écrit une bonne histoire de cette première période
avec beaucoup de citations de presse. Harold Ickes, l’un des principaux
conseillers de Roosevelt, décrivit le retour des juifs en Palestine, selon ses
mots exacts, « comme l’événement historique le plus remarquable dans l’Histoire
». Je veux dire qu’il s’agit d’un courant très profond de la pensée anglaise et
américaine.
- C’est une erreur de ne pas le prendre en compte.
- Il y a aussi l’élément « croisade ». Quand le général
Allenby conquit Jérusalem en 1917, on le compara à Richard-Coeur-de-Lion, le
dépeignant comme s’il avait réussi là où les croisés avaient échoué : chasser
les infidèles de terre sainte. Sa notice nécrologique a réitéré la même chose
vingt ans plus tard. C’est un peu comme la Chine parle de son siècle
d’humiliation. Pour l’Occident, il y avait 1300 ans d’humiliation quand les
païens ont pris notre terre sainte. A présent elle est à nouveau entre nos
mains, revenue au monde civilisé, et les juifs y retournent. Et ils sont
modernes et européens et développés, et les Palestiniens étaient supposés
gagner énormément grâce de ces éléments progressistes en leur sein. Cela a tout
simplement captivé l’esprit américain.
Je crois que cela a captivé l’esprit américain en cette
première période, mais était-ce vraiment un facteur entre 1948 et ’67 ?
Ce n’a jamais été un facteur parmi les intellectuels
libéraux. Ce n’était pas Irving Howe, mais c’était là, c’est une partie du
milieu culturel général. Et 1948 l’a déclenché. Il a déclenché le « End-Times
Revival » [Renouveau de la fin des temps], qui est devenu tellement important
plus tard. Les juifs étaient de retour en Palestine, à Jérusalem, donc la
seconde venue est imminente. A présent Christ va revenir, et nous aurons mille
ans de paix. C’est un gros morceau de la société américaine. Je veux dire, cela
ne fait pas partie du monde intellectuel, mais il y a peut-être un tiers du
pays qui croit que chaque mot de la Bible est littéralement vrai. A peu près
autant de gens croient que la seconde venue [du Messie] aura lieu pendant leur
vie. Voilà le contexte de 1967, quand « des fanatiques arabes tentaient de
détruire Israël ». Il y a donc eu une sorte de renouveau de cet esprit
antérieur mais bien sûr 1967 était très différent de 1920.
- Vous avez parlé un peu de la manière dont les élites ont
répondu à 1967, et aussi les intellectuels libéraux. Mais quid des
intellectuels plus progressistes ?
- Comme qui ... ? Je cherche ... Bien, j’ai écrit pour un
bon journal pacifiste, Liberation. C’étaient des sionistes modérés et ils
pensaient qu’Israël allait se retirer des territoires occupés. Le mouvement pacifiste
organisé, comme SDS [Étudiants pour une Société Démocratique] et d’autres,
protestaient contre l’occupation et adoptèrent une ligne sioniste modérée qui
ne serait pas très différente de groupes ou de gens en Israël qui formèrent
plus tard Peace Now, et qui appelaient au retrait des territoires. On ne
parlait quasi pas des Palestiniens. Le nationalisme palestinien n’a pas
vraiment atteint le grand public avant la moitié des années ’70. Mais vraiment,
il n’y avait pratiquement rien sur la question en termes de positions de
principe.
- Comment l’expliquez-vous ? Parce ce ne sont pas des gens
qui avaient nécessairement un besoin urgent de se faire bien voir des
structures du pouvoir et tout ça.
- Prenez quelqu’un comme Howard Zinn. Nous n’avons jamais
beaucoup parlé du conflit. En fait, si vous regardez ses écrits, je ne pense
pas que vous trouverez quoi que ce soit sur Israël et les Palestiniens,
probablement jusqu’à la dernière décennie. Rappelez-vous, Oslo est venu juste
après la première intifada, et ce fut perçu - pas par moi, mais par beaucoup -
comme allant vers la paix.
- Donc, c’est juste cette grosse tache aveugle ?
- Eh bien, avant tout, une autre chose s’est produite après
1967 qui est très importante : l’émergence de l’Holocauste comme une question
majeure. Depuis 1967, et spécialement 1973, il y a des musées de l’Holocauste
dans chaque ville, les études sur l’Holocauste font partie du programme
universitaire. Bien sûr les gens étaient au courant auparavant, mais si vous
regardez les archives de 1945 jusqu’au milieu des années ’60, ce n’était pas un
sujet. L’œuvre académique fondatrice sur le génocide, le travail de Raul
Hilberg, fut écrit en 1958 ou ’59, et il a plutôt été rejeté ; il a même été
critiqué pour cela. C’est comme ce que le Parti Communiste avait coutume
d’appeler « un antifascisme prématuré », vous voyez, avant que Staline ait dit
que le fascisme n’était pas OK. Dans ses mémoires, Hilberg écrit avec une
certaine amertume sur ce sujet.
Pendant touts ces années, on disait « nous ne voulons pas
de ce problème, les juifs essaient de s’intégrer dans la société américaine
nous essayons d’améliorer les relations avec l’Allemagne, nous ne nous soucions
guère d’Israël, oublions ces vieilles histoires ».
En fait, jusqu’à ce jour, personne ne sait comment les
juifs américains ont réagi à l’Holocauste. Pendant la guerre et au début et à
la fin des années ’40, il y a eu beaucoup de pressions sur les Britanniques
pour qu’ils cessent d’empêcher les immigrants d’aller d’Europe en Palestine. Le
bizzness Léon Uris, Exodus etc..., tout le monde connaît. Mais pourquoi est-ce
qu’ils ne venaient pas aux États-Unis ? Après la guerre, les survivants
vivaient dans des camps pas très différents des camps de concentration, sauf
qu’il n’y avait pas de chambres à gaz. Ils vivaient dans des conditions
misérables. Les camps ont été pris en charge par des émissaires sionistes, et
nous savons maintenant - on l’ignorait à l’époque - qu’ils étaient organisés
pour diriger les hommes et les femmes valides vers la Palestine, ce qui voulait
dire avant tout comme chair à canon. Peut-être que certains voulaient y aller,
mais je doute que c’était leur premier choix. Les organisations juives aux USA
ne voulaient pas d’eux. Il n’y avait pratiquement aucune pression ici pour
autoriser les immigrants juifs à venir aux États-Unis.
- Parce que ç’aurait pu être vu comme un fardeau pour le
processus d’intégration ?
- Oui. En fait, pour autant que je sache, le seul groupe
juif qui ait milité en faveur d’une immigration juive issue des camps fut le
Conseil du Judaïsme, un groupe anti-sioniste. Il y avait de l’antisémitisme
dans le pays, il n’était pas violent, mais il était là. A l’Université Harvard,
par exemple, où j’étais au début des années ’50, l’antisémitisme était à couper
au couteau, un antisémitisme de classes, très WASP. Il y avait peut-être deux
ou trois autres juifs à la faculté, et c’est une des raisons pour lesquelles le
MIT est devenu une grande université. Des gens comme Norbert Wiener et d’autres
ne purent avoir de poste à Harvard, alors ils allèrent à l’école d’ingénieurs
au bas de la rue. Plus tard les choses ont changé, mais à la fin des années ’40
c’était comme ça.
En fait cela remonte à plus loin. Louis Brandeis était
déjà engagé dans le mouvement sioniste dans les années ’20. Après la
Déclaration Balfour, il écrivit à son aide, Felix Frankfurter, que c’était une
grande idée. Envoyez donc les juifs en Palestine parce que cela empêchera les
juifs russes de venir ici, comme mes parents. Ils ne voulaient pas de gens comme
ça dans les environs - envoyez la populace en Palestine. Mais dans les années
’40 cette populace agonisait dans les camps de concentration et ils ne sont pas
venus ici. Truman par exemple se voyait lui-même comme profondément humanitaire
et très noble parce qu’il essayait de les faire aller en Palestine. La question
qu’ils puissent venir ici ne s’est même pas posée. L’idée était, laissez-les
aller là-bas. Ce sera de l’altruisme, ils construiront le pays, feront fleurir
le désert, assècheront les marais, et ils ne seront pas ici.
- Alors comment l’antisémitisme et le nouvel accent mis sur
l’Holocauste ont-ils affecté la période après 1967 ?
- Le fait que le renouveau de l’Holocauste devienne soudain
un thème majeur de tout le système culturel signifiait qu’à partir de là tout
ce que nous faisons se profile sur l’arrière-plan du génocide nazi. Cela coupe
automatiquement tout questionnement sérieux sur les actes d’Israël. Et les
Israéliens l’ont exploité. Vers 1970 par exemple, Abba Eban écrivait dans
Congress Weekly, le journal du Congrès juif américain que la tâche des juifs
américains était de prouver que l’anti-sionisme - qui en réalité signifie
opposition aux politiques du gouvernement israélien - est soit de
l’antisémitisme soit de la haine de soi juive névrotique, ce qui, commodément
écarte tout. Et il avait deux exemples de haine de soi juive, moi et Izzy
Stone. Stone était un sioniste profondément engagé. Il était allé en Palestine
en 1948 comme correspondant et était même quelque part pour l’Irgoun. Il n’a
jamais renoncé à son engagement, mais comme il était très critique des
politiques israéliennes, il fut qualifié de juif névrosé et haineux de soi. Je
l’étais aussi à cause de ce que j’écrivais parce que pour eux toute critique
d’Israël ne peut être écrite que par ce style de gens. Donc la tâche de la
communauté juive américaine était de montrer tout cela, ce qui n’était pas
difficile parce qu’il n’y avait pratiquement pas de soutien au moindre
commentaire critique contre Israël. La gauche militante était plutôt sioniste
modérée. La gauche socialiste démocratique, disons, à la Dissent, était très
fortement sioniste. En fait dans mon livre La Paix au Moyen-Orient, il y a un
chapitre sur leurs dénonciations de personnes comme Dan Berrigan par exemple,
qui posait des questions sur les droits des Palestiniens, ce qui montre qu’il
est une sorte d’extrémiste pro-terrorisme - et cet homme est un prêtre qui fut
emprisonné pour avoir aspergé de sang les registres d’incorporation dans le
cadre du mouvement contre la guerre du Vietnam.
- Mais même en tenant compte des facteurs que vous
mentionnez, il est toujours stupéfiant de voir le peu d’opposition qu’il y a eu
sur la question Israël-Palestine, à une époque où les gens semblaient beaucoup
plus engagés à s’opposer à la politique étrangère des États-Unis que ce ne fut
le cas par la suite.
- Le dossier Israël-Palestine n’était pas vraiment perçu
comme une question de politique étrangère. Je veux dire, l’alliance US-Israël
était bien claire, mais sur cette question on aurait dit que les États-Unis
étaient du côté des anges. Ils sauvaient les victimes du génocide de Hitler de
la destruction par les Arabes. C’est pour cela que la réinvention de
l’Holocauste a été aussi importante : elle a fourni le contexte dans lequel
nous avions à réfléchir sur ce qui se passait en Israël-Palestine. Et si vous
n’acceptiez pas nécessairement la politique sur la question, vous gardiez vos
distances, parce que c’est un sujet sensible. Dès que vous en parliez à
quelqu’un, vous étiez immédiatement accusé d’être un antisémite ou un
négationniste. En général il y avait une sorte d’entente tacite entre collègues
et connaissances pour ne pas aborder ce sujet.
- Pendant les années ’70, aux États-Unis, vous aviez
d’étroites relations avec Edward Said et Eqbal Ahmad.
- Oui, nous étions des amis très proches. Avec Edward la
relation était surtout personnelle, mais aussi liée au Proche-Orient. Avec
Eqbal il y avait beaucoup d’autres choses, aussi, car il était très actif sur
beaucoup de questions : Vietnam, Amérique Centrale, questions d’oppression et
de domination impériales. C’est par eux, en particulier Edward, que j’en vins à
avoir une expérience directe de l’OLP.
- J’ai cru comprendre que vous vous étiez impliqué pour
faire entendre à des cadres de l’OLP les moyens qui pourraient être plus
efficaces pour faire passer leur message aux États-Unis.
- Oui, eh bien, je n’ai jamais vraiment écrit ou parlé de
cela, sauf en privé ...
J’ai pensé que ces rencontres pourraient avoir été
révélatrices par rapport au mouvement et à à sa manière d’opérer.
Eh bien, oui, je pense bien qu’elles étaient tout à fait
révélatrices. Mais ils avaient tellement de problèmes que je n’ai pas voulu les
embarrasser davantage. Ed [Said] allait mettre sur pied ces réunions à New York
quand des cadres de l’OLP seraient en ville pour l’ONU. C’était en gros à la
fin des années ’70, 1980. L’idée de Ed était de leur faire entendre des gens
qui sympathisaient avec les Palestiniens mais étaient critiques vis à vis de
leurs politiques. Donc moi j’étais là, Ed et Alex Erlich, un ami qui enseignait
l’histoire russe à l’Université Columbia et qui était un vrai bundiste [Bund :
mouvement révolutionnaire juif en Europe de l’Est dès 1897] à l’ancienne mode,
un marxiste, antisioniste, un gars très honnête. Les rencontres furent plutôt
absurdes. Nous devions monter à leur suite au Plaza, un des hôtels les plus
chics de New York, et simplement rester assis à écouter leurs discours sur
comment ils dirigeaient le mouvement révolutionnaire mondial, etc etc...
Laissez-moi vous raconter une anecdote qui dit tout.
Pendant la guerre du Liban en 1982 il y avait un Israélien, un homme très
honorable nommé Dov Yermiya, qui écrivit un terrible journal de guerre en
hébreu. C’était un civil et il avait été l’un des fondateurs de la Haganah,
s’était distingué comme militaire et c’était un héros de guerre en Israël. Il
avait été envoyé au Liban pour s’occuper de la population capturée. Le journal
était très révélateur, fulgurant. J’ai pensé qu’il serait bon pour lui de
l’avoir en anglais, et j’obtins de South End Press qu’ils le traduisent et le
publient. Mais ils n’avaient pas d’argent, et il n’aurait pas de critiques et
personne ne le verrait. Alors j’ai demandé à Ed, qui était proche de la
direction de l’OLP à l’époque s’il pouvait convaincre l’OLP de financer des
achats et de mettre le livre dans des bibliothèques, afin qu’au moins quelques
personnes puissent le voir. Il est revenu plutôt remonté. Il a dit qu’ils
voulaient faire les achats uniquement si au travers de la page de garde il
était écrit « sponsorisé par l’OLP » !
Ce qui frappait c’est que ces gens n’avaient aucune idée
que dans une société plus ou moins démocratique il est possible d’atteindre les
gens. Je veux dire, même les Nord Coréens, d’une manière insensée, essaient
d’aider des groupes de solidarité. Donc j’ai été extrêmement surpris de
l’incapacité de la direction OLP à comprendre ce que comprend tout mouvement
nationaliste révolutionnaire, c’est que vous devez faire quelque chose pour
obtenir le soutien du peuple américain. Il y avait un malentendu fondamental
sur la manière dont fonctionne une société démocratique. Bon, les États-Unis
sont loin d’être une magnifique démocratie, mais ils sont plus ou moins
démocratiques. L’opinion publique a de l’importance. Le mouvement anti-guerre a
fait une différence et des mouvements de solidarité avec l’Amérique Centrale
ont fait une différence, restreignant nettement les interventions militaires
étatsuniennes etc... Mais la direction palestinienne ne réussissait tout simplement
pas à le comprendre. S’ils avaient été honnêtes et avaient dit « Ecoutez, nous
sommes fondamentalement nationalistes, nous voudrions conduire nos propres
affaires, élire nos propres maires, être débarrassés de l’occupation », il
aurait été facile d’organiser quelque chose et ils pouvaient obtenir un soutien
public énorme. Mais si vous venez aux États-Unis en tenant votre Kalachnikov et
en disant nous organisons un mouvement révolutionnaire mondial, ce n’est pas le
moyen d’obtenir un soutien public ici, et bien sûr ceci a été exploité et
exagéré.
Il y a eu beaucoup d’incidents spécifiques où des choses
auraient pu être faites qui auraient aidé à organiser un soutien public aux
Palestiniens, mais au lieu de cela, leurs actions et leurs manières ont sapé ces
efforts. Mais ce que la direction souhaitait clairement depuis le début,
c’étaient des invitations à visiter la Maison Blanche. Une conception
différente de la politique, une conception très antidémocratique, la
non-reconnaissance qu’un accord dans une arrière-salle enfumée ce n’est pas de
la politique. S’il doit y avoir un changement dans la politique US, il devra
venir de la pression publique et la pression publique ne viendra que si vous
gagnez la sympathie populaire.
- Quelle explication voyez-vous à tout ceci ?
- Vous devez le savoir mieux que moi. Mon sentiment était
qu’ils venaient d’un milieu quasi féodal dans lequel ce n’est pas ainsi que les
choses se passent. Les choses arrivent parce que les chefs passent des accords.
Ce qui est vrai dans une large mesure, mais le public ne peut être ignoré.
- Donc, ils sont allés à la Maison Blanche ...
- Oui ils y sont entrés, en 1988 quand Ronald Reagan et le
Secrétaire d’Etat George Shultz ont fini par reconnaître l’OLP, mais ce n’est
pas ça la question. Vous vous rappelez : l’Intifada se poursuivait depuis près
d’un an, le Conseil National Palestinien [CNP] avait formellement reconnu le
règlement à deux États, et Arafat allait faire un grand discours à l’ONU. Mais
Shultz et Reagan prétendaient qu’Arafat refusait de faire un pas en avant vers
un règlement politique, donc ils n’allaient pas l’autoriser à entrer aux
États-Unis pour parler à l’ONU - alors que ce soit illégal et que les USA
devenaient un objet de ridicule mondial. Je veux dire, voilà Arafat qui dit ouvertement
’faisons la paix’, le CNP avait fait ce grand pas, et Shultz et Reagan disent «
Nous n’entendons rien, tout ce que nous entendons c’est que vous voulez la
guerre ».
Et de fait, vous vous souviendrez que la réponse formelle
d’Israël à la déclaration formelle du CNP fut que le gouvernement de coalition
de Shimon Peres et Yitzhak Shamir, en mai 1989, avait déclaré premièrement
qu’il n’y aurait jamais un autre État palestinien entre Israël et le Jourdain
(voulant dire que la Jordanie est, par notre diktat, déjà un État palestinien
et qu’il ne peut y en avoir d’autre), et deuxièmement que le destin des
territoires occupés serait réglé conformément aux directives du gouvernement
israélien. Cela fut immédiatement approuvé par James Baker, Secrétaire d’État de
George H.W. Bush, et appelé le plan Baker. La plupart de ces choses ont été
écrites en marge de l’histoire car c’est trop embarrassant, mais à ce moment,
les administrations Reagan et Bush, voulant sauver un peu de crédibilité
internationale, firent quelques gestes formels et dirent « nous inviterons
certains Palestiniens pour avoir certaines négociations », mais c’était une
mauvaise plaisanterie. Peut-être certains Palestiniens l’ont-ils pris au
sérieux, mais les Américains et les Israéliens, non. En fait, il y a eu un
article du chroniqueur bien connu Nahum Barnea, qui décrivait comment Yitzhak
Rabin rencontra des membres de Peace Now et leur assura qu’ils ne devaient pas
se faire de souci à propos de ces négociations, qu’elles étaient juste un
stratagème de nos amis américains pour nous permettre à nous, Israéliens,
d’avoir encore une année pour être sûrs que les Palestiniens sont écrasés par
la force. Et ils seront écrasés, dit-il. Et c’est juste une opportunité pour
nous de progresser pendant une autre année tandis que le monde pense que les
négociations continuent.
- Quand était-ce ?
- C’est en 1989, le début de la première administration
Bush. Mais si les Palestiniens ont pensé qu’ils allaient entrer dans ces pièces
enfumées, ils se trompaient. L’ambassadeur américain [en Tunisie], Robert
Pelletreau, a fait comprendre très clairement que nous n’allions pas discuter
de quoi que ce soit. Et Rabin avait raison : les Palestiniens ont eu une année
et puis ils ont été écrasés. Et puis vient la fin d’Arafat autour des
négociations palestino-israéliennes avec Oslo, etc etc...
- Mais permettez-moi de vous poser la question plus
globalement. Laissons de côté la manière dont l’OLP a traité avec les
États-Unis, comment l’évalueriez-vous en tant que mouvement de libération
nationale, en termes de leadership et de mobilisation ?
- Je n’aime pas Abba Eban, mais il a dit quelque chose qui
était malheureusement exact : « Le leadership palestinien n’a jamais raté une
occasion de rater une occasion ». En un sens, ils faisaient ce qu’il fallait,
mais ils le faisaient d’une manière qui permettait à leurs ennemis, à Israël et
aux États-Unis, de les saper à chaque tour. Je pense qu’il y avait des
alternatives. C’est une des raisons qui ont fait qu’Edward Said s’est retiré et
est devenu amèrement critique de l’OLP. Eqbal Ahmad aussi, je dois dire. Mais
par ailleurs ils faisaient beaucoup de bonnes choses. Ils ont réussi à garder
vivant le nationalisme palestinien dans des conditions très dures, ce qui est
en soi une réussite. Ils ont gardé l’esprit vivant.
Il y a eu des périodes, spécialement en 1988, où il s’est
vraiment développé, quoique sans trop d’initiatives OLP. Il était
essentiellement local, si j’ai bien compris. Je peux vous dire que voyageant un
peu partout en Cisjordanie au printemps 1988 (le plus souvent avec Azmi
Bishara, parfois avec des amis israéliens anti-sionistes), j’ai été constamment
surpris d’entendre des activistes, par exemple à Naplouse, qui faisaient
vraiment de bonnes choses, et quand je leur demandais quels étaient leurs
objectifs politiques, ils disaient : « Il faut que vous demandiez à l’OLP ». En
même temps, l’expression d’un mépris pour l’OLP était sans ambiguïté. Ils
disaient « Nous voulons gérer nos propres affaires. Ces gars sont loin à Tunis
et jouent leurs petits jeux. Mais nous ne pouvons pas nous en débarrasser, ils
sont nos porte-parole nationaux, alors, pour des déclarations formelles, allez
les voir ».
Ce qu’il m’a semblé à l’époque, c’est qu’Arafat était en
train d’être mis sur la touche par les mouvements locaux : il y avait des
manifestations dans les camps de réfugiés, et beaucoup de dissidents dans les
territoires occupés. Quelques années plus tard, quand les négociations étaient
en cours après la Guerre du Golfe de ’90-91, le personnage dominant semblait
être Haydar Abdel-Shafi, qui dirigeait le Comité palestinien de négociation. Il
était très ferme sur l’impossibilité d’un accord si des colonies ne cessaient
pas d’être implantées. Entre-temps, les outsiders, les gens de Tunis, en
terminaient avec les négociations palestiniennes, via la Norvège. Ils ont conçu
avec les Israéliens un accord qui replaçait les outsiders dans des positions
dirigeantes, mais sans les conditions d’Abdel-Shafi. Il n’y a rien dans la
Déclaration de Principes (DdP), la fameuse poignée de mains sur la pelouse de
la Maison Blanche, qui dise quoi que ce soit sur l’expansion des colonies.
Pire, elle ne dit rien sur les droits des Palestiniens. Tout ce qu’elle dit,
c’est "ONU 242", qui ne mentionne même pas les Palestiniens. Elle
fait de [la résolution] 242 le processus final de l’accord d’Oslo.
Mais quand la DdP fut signée, il y a eu en Palestine le
sentiment qu’Oslo était le grand espoir pour l’avenir, que quelque chose de
merveilleux était arrivé. Edward Said et moi étions des très rares personnes
qui étaient fortement en désaccord avec ce qui apparaissait comme le sentiment
dominant parmi les Palestiniens à ce moment. Ed et moi avons tout de suite
pensé que c’était une catastrophe qui saperait les droits nationaux palestiniens.
J’ai beaucoup écrit sur ce sujet à l’époque. Je ne connaissais pas suffisamment
la dynamique interne pour savoir quelles étaient les raisons, mais vous pouviez
bien le voir dans les documents, et ensuite par ce qui se passait sur le
terrain.
- Par rapport à la politique étrangère US aujourd’hui, vous
avez été très critique de la thèse de John Mearsheimer et Stephen Walt sur la
politique US au Moyen-Orient.
- Eh bien, je souhaite qu’ils aient raison, parce que si
c’est ainsi, il y a une implication tactique évidente et je pourrais arrêter
tout ce travail interminable, écrire, parler, essayer d’organiser - tout cela
serait une perte de temps. Tout ce qu’on aurait à faire c’est mettre une veste
et une cravate et aller aux sièges centraux de General Electric, JP Morgan
Chase, American Chamber of Commerce, Wall Street Journal, et d’expliquer
poliment que la politique des États-Unis au Moyen-Orient par rapport à Israël
nuit à leurs intérêts. Ce n’est un secret pour personne que le capital privé
concentré exerce une influence prédominante sur la politique gouvernementale,
de toutes sortes de façons, donc si en fait « le Lobby » [Israël] force les
États-Unis à des politiques qui sont contre les intérêts de ces gens qui
dirigent effectivement le pays, nous devrions être capables de les en
convaincre. Et ils excluraient le Lobby en cinq secondes. Comparé à eux, le
Lobby c’est de la roupie de sansonnet. Le lobby de l’industrie militaire à lui
seul dépense infiniment plus et a bien plus d’influence que le Lobby. Alors pourquoi
personne n’a-t-il essayé ? Eh bien, parce que c’est totalement non plausible
que ce n’est même pas la peine d’en parler sinon pour plaisanter.
Le problème fondamental est l’incapacité à affronter le
fait que les politiques gouvernementales ne naissent pas du vide. Mearsheimer
et Walt sont réalistes en théorie des relations internationales, ce qui
implique en principe que la structure du pouvoir intérieur n’est pas un facteur
intéressant dans la formation d’une politique d’État. La politique d’état est
censée être concernée par quelque chose qui s’appelle « l’intérêt national »,
soit une sorte d’abstraction faite dans l’intérêt de la population, mais qui ne
l’est pas. Pendant des siècles on a sous-entendu qu’il y a différents facteurs
au sein de la société, différentes distributions du pouvoir, certains plus
puissants que d’autres ...
Ce devrait être un lieu commun mais c’est en quelque sorte
une théorie des relations internationales effacée. Par ailleurs, si nous
l’acceptons comme un truisme - et l’évidence est accablante en ce moment -
alors nous devrions demander pourquoi ceux qui sont en position de former et de
déterminer la politique du gouvernement US dans une mesure très substantielle
seraient disposés à accepter quelque chose qui nuit à leurs intérêts. Nous
aurions à expliquer cette étrange contradiction, puisqu’ils pourraient
facilement changer de politique s’ils le voulaient. Je pense que la raison est
très simple : les secteurs majeurs de la puissance privée aux États-Unis
trouvent les politiques US vis-à-vis d’Israël tout à fait acceptables.
- Parce que ?
- Parce que Israël est une société riche et avancée. Il a un
secteur des hautes technologies très puissant et qui est intimement intégré
dans l’économie des hautes technologies étatsunienne, dans les deux directions.
Militairement il est très puissant, intimement intégré dans l’économie
militaro-industrielle étatsunienne et de fait dans la politique militaire.
Quand Obama dit « Je vais vous donner des F-35 », c’est un coup de pouce à
Lockheed Martin - un double coup de pouce parce que, une fois que le
contribuable a payé Lockheed Martin, ils envoient des jets dernier cri à
Israël, et l’Arabie saoudite ne proteste pas de recevoir de l’équipement de
second rang.
C’est ce qui arrive juste en ce moment. Le plus grand
accord d’armement vient d’être conclu avec l’Arabie saoudite, pour 60 milliards
de dollars d’équipement militaire. Pas de souci avec Israël : l’équipement est
de qualité inférieure et de toute façon ils ne peuvent pas en faire
grand-chose. Mais en arrière plan, les connexions entre l’armée et les services
secrets américains et Israël sont extrêmement étroites depuis des années. Des
firmes US ont construit des installations en Israël (par exemple, Intel, le
plus gros fabricant de puces) et nos militaires vont là-bas pour étudier les
techniques de la guerre urbaine. Israël est un rejeton de la puissance US dans
un segment stratégiquement critique du monde. Maintenant bien sûr cela fait
rager l’opinion publique arabe, mais les États-Unis ne s’en sont jamais
souciés.
- Êtes-vous en train de dire que le Lobby n’est pas un
facteur ?
- Non, le Lobby est réel. Il est important. Ce n’est même
pas une question - ni moi ni personne ne l’a jamais mis en question. Il est
très bien organisé, il a ses victoires. Mais s’il se heurte contre des intérêts
de pouvoir cruciaux de l’État ou du secteur privé, il recule. Il y a des tas de
cas que je pourrais citer. Mais quand le Lobby se conforme plus ou moins aux
intérêts des secteurs intérieurs puissants, alors oui, il est influent. Cela
vaut pour les lobbies en général. Par exemple, le lobby indien aux États-Unis a
apparemment joué un rôle important de pression pour que le Congrès accepte le
traité USA-Inde, qui autorise de fait les États-Unis à soutenir indirectement le
programme d’armement nucléaire indien.
Mais si nous revenons à certaines choses dont nous
discutions auparavant, beaucoup de gens diraient que là où ces lobbies sont le
plus efficaces, ce n’est pas spécialement dans les accords, mais dans le
modelage de l’opinion publique.
Oui, mais ils poussent une porte ouverte, parce qu’il y a
des raisons indépendantes pour lesquelles les Américains ont un penchant pour
Israël. Rappelez-vous, c’est une relation qui dure depuis longtemps et qui
remonte à bien avant le sionisme. Il y a une identification qui est unique. Il
y a la comparaison Américains-Indiens, vous savez, les peaux-rouges barbares
tentant d’empêcher le progrès et le développement et attaquant les blancs
innocents : c’est Israël-Palestine. En fait cela se trouve dans la Déclaration
d’Indépendance même, écrite par Thomas Jefferson, le plus libertarien des pères
fondateurs. L’une des accusations contre le roi George III dans la Déclaration
est qu’il a lâché les cruels et sauvages indiens contre nous, qui font la
guerre en torturant et en tuant, etc... Cela pourrait sortir tout droit de la
propagande sioniste. C’est un élément très profond dans la culture et
l’histoire américaine. Après tout, la pays a été fondé par des extrémistes
religieux brandissant le livre saint et se décrivant eux-mêmes comme des
enfants d’Israël qui retournent dans la terre promise. Le sionisme a trouvé ici
son environnement naturel.
Alors situez-vous le Lobby d’abord au sein d’un contexte
plus large, où les Américains regardent Israël et se reconnaissent eux-mêmes ?
Pour beaucoup d’Américains c’est simplement instinctif :
les juifs en Israël revivent notre histoire. Ils se reconnaissent eux-mêmes et
en plus ils reconnaissent les croisés qui ont réussi à chasser les païens. Il y
a cette analogie avec la conquête américaine du territoire national, les
sionistes aussi se servent de cette analogie, mais positivement. Nous apportons
la civilisation aux barbares, ce qui après tout est au cœur de l’idéologie
impérialiste occidentale. C’est enraciné très profondément.
Mais tout ceci concerne le grand public américain,
l’Amérique moyenne si vous voulez. Qu’en est-il de la communauté intellectuelle
? Pourquoi se tournerait-elle vers Israël ?
Bon, ce n’est pas parce que le Lobby est soudain devenu plus
efficace en 1967. Disons que certains intellectuels de la gauche libérale qui
n’avaient que peu d’intérêt pour Israël ou lui étaient hostiles auparavant sont
subitement devenus des supporters passionnés. La propagande du Lobby avait
toujours été là. En fait avant 1967 elle avait échoué dans ses efforts pour
amener des journaux importants comme Commentary ou des publications de premier
plan comme le New York Times à adopter une ligne plus sioniste.
Mais bien sûr, parler du Lobby est difficile parce que :
qu’est-ce que le Lobby ? Le Lobby, sont-ce les intellectuels américains ? Le
Lobby, est-ce le Wall Street Journal, le principal journal d’affaires dans le
système politique ? Est-ce la Chambre de Commerce ? Le Parti Républicain, qui
est considérablement plus extrême que les Démocrates même si la plupart des
juifs votent Démocrate et que la majeure partie de l’argent juif va aux
Démocrates ?
- Quelles sont les implications de ces éléments que vous
pointez pour les gens qui aimeraient voir un changement dans la politique des
États-Unis au Moyen-Orient ?
- Eh bien, je pense que cela veut dire que nous devons
reconnaître que si les politiques gouvernementales changent, elle changeront
grâce à des mouvements de masse populaires suffisamment influents pour devenir
un élément dans la décision politique, comme le mouvement anti-guerre des
années ’60.
- Vous avez fait allusion plusieurs fois à la nature
explosive du dossier, à la difficulté d’en débattre aux Etats-Unis. Avez-vous
vu un changement ?
- Pendant très longtemps, il a été très difficile d’en
discuter, et les conférences sur le sujet créaient de grands emballements et
parfois de la violence. J’ai des centaines d’exemples, mais je vous en donne un
qui date de la fin des années ’80 ; j’étais invité à donner une semaine de
séminaires de philosophie à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA).
Bien sûr je faisais des exposés politiques sur le côté. La question principale
était l’Amérique Centrale, sur quoi portaient la plupart de ces exposés. Mais
un professeur de là-bas, genre sioniste modéré, m’a demandé si je pouvais faire
un exposé sur le Moyen-Orient et j’ai dit bien sûr. Quelques jours plus tard je
reçois un coup de fil de la police du campus qui voulait que j’aie une
protection de policiers en uniformes pendant tout le temps que je passais sur
le campus, est-ce que j’étais d’accord ? Eh bien non, je n’étais pas d’accord.
Mais malgré tout des policiers en civil m’ont suivi partout - ils s’asseyaient
dans la salle de séminaire quand j’allais donner des exposés, me suivaient au
club de la faculté, etc..., l’étui du revolver sur la hanche. Il y avait pas
mal d’agitation et de ferveur montante à propos de ma conférence sur le
Moyen-Orient, qui avait lieu dans l’auditoire central du campus - sécurité
style aéroport, entrée par une seule porte, inspection générale, etc... La
conférence a commencé, il n’y a pas eu d’interruption, mais après mon départ il
y a eu une énorme attaque personnelle contre moi dans la presse de cette
faculté, pas seulement contre moi mais contre le professeur qui m’avait invité.
Il y a même eu un mouvement sur le campus pour lui retirer son job, qui échoua,
bien sûr - c’était un personnage important. Mais cela indique comment était
l’ambiance à cette époque.
C’était pareil même ici au MIT. Chaque fois que je voulais
faire une conférence, la police était là et insistait toujours pour nous
raccompagner après, moi et ma femme, jusqu’à notre lieu de parking. Quand
Israel Shahak a parlé ici en 1995, son exposé a été interrompu physiquement par
des étudiants du MIT. C’était parfois grotesque. Je me rappelle un gamin de 20
ans portant une kippa qui s’est levé et a dit : « Comment osez-vous dire cela
de nous, alors que 6 millions d’entre nous sont morts ? » Voilà Israel Shahak,
survivant du Ghetto de Varsovie et de Bergen-Belsen ! Et ce gosse lui parle des
6 millions d’entre « nous » qui sont morts, et le public l’ovationne.
Quelques-uns de mes amis étaient au fond, justement des réfugiés européens ;
ils étaient sortis vers 1939. Ils ont dit qu’ils n’avaient rien vu de tel
depuis les Jeunesses hitlériennes. Et on était en 1955. Depuis, ils ont changé.
Ils commençaient déjà à changer à cette époque, mais dans les dix ou quinze
années suivantes, ils ont beaucoup changé.
- Qu’est-ce qui explique ce changement ?
- Il y a eu un certain nombre de raisons. D’abord, de jeunes
étudiants palestiniens ici aux États-Unis ont commencé à s’organiser, et pas
comme l’OLP l’avait fait. Les sujets qu’ils apportaient - oppression,
occupation, agression - étaient basés sur des principes courants, libéraux. Ils
commencèrent à s’organiser à la manière dont étaient organisés les mouvements
de solidarité avec l’Amérique Centrale et contre la guerre du Vietnam, et cela
eut bientôt un impact. Ce fut extraordinaire après l’invasion de Gaza. Je veux
dire que l’invasion de Gaza a réellement rendus beaucoup de gens furieux.
C’était simplement tellement flagrant - voilà une énorme force militaire
attaquant des gens conquis qui étaient complètement sans défense et les
dévastant.
Vous auriez pensé, dans le sillage du 11 septembre, que le
fait que Gaza était dirigé par ce mouvement islamique aurait compensé l’outrage
?
En fait c’est l’aspect humain qui a touché les gens. Tout
à fait différent de la couverture [médiatique], bien sûr. Même le rapport Goldstone
et les rapports sur les droits de l’homme, unanimement je pense, ont adopté la
position que l’invasion était justifiée mais disproportionnée. Et bien sûr, il
n’y avait pas la moindre particule de justification. Mais cela n’a jamais été
dit, c’est à peine si on pouvait en discuter.
- Mais tout l’épisode Gaza a aussi montré que les gens ont
accès à différentes sortes d’informations aujourd’hui ?
- Les gens ont toujours eu accès à l’information. Prenez
1982, peut-être le pire crime d’Israël. Il y avait plein d’informations
disponibles. J’ai mentionné le Journal de guerre de Dov Yermiya, par exemple,
mais il n’a pas percolé. Les massacres de Sabra et Chatila l’ont fait. En
réalité, Sabra et Chatila étaient un peu comme Gaza. C’était tellement
grotesque que même des gens comme Elie Wiesel et Irving Howe ont eu quelque
chose à dire. Le New York Times, je me rappelle, a eu une page de critiques de
Sabra et Chatila par tous les cadres sionistes. Je me souviens du commentaire
de Wiesel : « Pour la première fois je suis triste - triste pour Israël ». Pas
triste pour les Palestiniens bien sûr. Finalement il a eu quelque chose à dire.
Gaza en a été une version exagérée. [En termes de retournement] ici, je pense
que ce qu’écrit Norman Finkelstein là-dessus depuis quelques années est
probablement exact. Ce que fait Israël est simplement trop en contradiction
avec les valeurs libérales normales pour que des jeunes gens puissent le
tolérer.
- En termes d’image de soi ?
- Image de soi. La plupart d’entre eux disent simplement :
Je ne vais pas regarder ça, mais ceux qui sont intéressés deviennent critiques.
Il y a une aliénation grandissante. Certaines critiques sont à la limite de
l’antisémitisme, une partie d’entre elles se limite à : « Je ne veux rien avoir
à faire avec ça, ça n’a rien à voir avec moi ».
Voyez-vous des changements similaires dans la population
générale ?
Similaires mais c’est probablement plus visible parmi les
intellectuels juifs qui ont un lien avec Israël. Pendant longtemps Israël a été
la seule chose qui tenait ensemble la communauté juive.
- Quand vous regardez ce conflit depuis la perspective
d’aujourd’hui vers, disons, 1950, quel a été le changement le plus important ?
- En 1950, il n’y avait pas occupation, Israël était accepté
comme un État. On ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait, mais la
conception générale était que les juifs s’étaient vu accorder un état par
l’ONU, que les arabes attaquaient et tentaient de le détruire et que
héroïquement les juifs étaient capables de se défendre. Je crois que c’est
l’essentiel de la représentation, et on peut dire qu’elle était soutenue.
Le gouvernement US avait une attitude ambivalente à cet
égard. Par exemple en 1956, il n’y a pas eu de protestation quand Eisenhower
ordonna à Israël de quitter le Sinaï, ce n’était pas une question majeure. En
1967, bien sûr, il y a eu un changement spectaculaire, comme nous en avons
parlé. Ensuite les années qui ont suivi, l’opposition à l’occupation et aux
méthodes répressives israéliennes commença à se développer, lentement, bien
plus maintenant, même à l’intérieur.
A certains égards Israël est devenu plus démocratique. Par
exemple, la forme la plus extrême de discrimination interne en Israël était
tout le système du droit foncier, destiné à assurer que près de 90 % des terres
restent sous le contrôle du Fonds National Juif (FNJ), qui s’est engagé par
contrat à servir le peuple de race, de religion et d’origine juive. Mais en
l’an 2000, la Cour Suprême a condamné cette politique au moins formellement [arrêt
Ka’adan]. (Là une nouvelle fois la réponse est imprécise, en effet la
politique de spoliation des autochtone, n'a réellement jamais cessé y compris jusqu’à aujourd'hui.)
L’annulation n’a pas été appliquée, sinon de façon marginale, mais
elle est là, ce qui n’est pas sans importance, même si aujourd’hui des
législateurs à la Knesset tentent de contourner la décision de diverses
manières. Il y a donc des questions vivantes en Israël. Mais dans les
territoires il y a juste consolidation des plans qui ont commencé d’être
implémentés en 1967 et qui ont été intensifiés depuis.
- Et ceci m’amène à la question suivante, qui est : vers où
voyez-vous aller le conflit israélo-palestinien ou le conflit plus large
arabes-Israéliens ?
- Je pense que cela peut être lié à ce qui n’a pas changé.
La chose principale qui est restée la même, qui a en fait grandi, c’est le
dévouement à ce que Moshe Dayan appelait en 1967 « la domination permanente »
sur les territoires occupés. Il est vrai qu’il est arrivé un moment où les
faucons israéliens menés par Ariel Sharon se sont rendus compte qu’ils avaient
fait de Gaza une telle ruine qu’il n’y avait plus de raison de maintenir
quelques milliers de colons qui prenaient un tiers des terres et le plus gros
de l’eau, protégés par un grand contingent des IDF [Forces de Défense
Israéliennes], si bien qu’ils ont décidé de les faire sortir de Gaza et de les
mettre en Cisjordanie et sur le Plateau du Golan. Ce fut décrit comme un
désengagement et un pas en avant très généreux. En réalité les Israéliens
étaient presque enclins à le décrire comme un pas en avant vers une
colonisation améliorée, mais l’aspect RP a très bien fonctionné.
A part ça, l’expansion des colonies a systématiquement
augmenté, quoique lentement, d’une manière qui remonte aux origines des
implantations sionistes au début du XXème siècle, quand le symbole typique
était la tour de guet. Sans ostentation. Vous vous installez, entourez d’une
clôture. Personne n’en parle. Tôt ou tard vous serez connecté à l’eau et au
réseau électrique. Quelques familles arrivent. Ensuite, très vite, vous avez
une ville. Mais tranquillement. En retardant le règlement politique. C’est : «
construisons mais tranquillement ». Ou, comme ils disent en hébreu : « Nous ne
le disons pas au Goyim, nous le faisons tout simplement ». Le problème comme
David Ben-Gourion l’a dit un jour, c’est « ce que les juifs font, pas ce que
les goyim pensent ».
C’est ce qui est en train de se passer sous nos yeux.
Israël, soutenu par les États-Unis, continue de faire exactement ce qu’il veut
en termes de colonies : pas le maintien mais l’expansion du statu quo. Et je ne
vois pas que ça change, sauf si la politique US change.
- Je suppose que vous n’attendez pas grand-chose de ce
côté-là ?
- Écoutez, en 1998, je n’avais aucun espoir que la politique
étatsunienne vis-a-vis de l’Indonésie au Timor Oriental ne change. Un an plus
tard, elle l’a fait. L’Afrique du Sud est l’analogie la plus significative. A
mon avis la plupart des multiples analogies que font les gens avec l’Afrique du
Sud ne sont guère fondées, mais il y en a une qui est réelle, et elle touche à
la politique des États-unis. Le régime blanc nationaliste comprenait fort bien
que les USA détenaient la clé. En fait, vers 1960, quand le statut
international de paria de ce pays est devenu clair, le Ministre des Affaires
étrangères a appelé l’ambassadeur US et lui a dit « Écoutez, tout le monde vote
contre nous à l’ONU. Nous sommes en train d’être isolés, mais ça ne pose
vraiment aucun problème parce que vous et moi savons qu’il n’y a qu’un seul
vote qui compte à l’ONU et c’est le vôtre. Aussi longtemps que vous nous
soutenez, nous ne nous en soucions pas ». Et tout au long des années ’60,
l’opposition à l’apartheid a grandi et rien d’autre n’est arrivé jusqu’en 1977,
après que l’ONU eut imposé un embargo sur les armes.
Au début des années ’80, l’opposition à l’apartheid aux
États-Unis est devenue très forte. Les sociétés américaines commençaient à se
retirer. Le Congrès a voté des sanctions. Mais le gouvernement,
l’administration Reagan, poursuivait et accroissait même son soutien au régime,
s’arrangeant pour éviter les sanctions par divers moyens ; en fait Israël
servait de canal pour cela, un des services secondaires qu’il nous rend. Donc
si vous regardez la fin des années ’80, les nationalistes blancs d’Afrique du
Sud semblaient triompher. Ils avaient pratiquement détruit le Congrès National
Africain (ANC) comme force de lutte ; ils gagnaient tout ce qu’ils voulaient.
Oui, ils étaient isolés sur le plan international, mais c’est le soutien des
États-Unis qui comptait, et en 1988, l’administration Reagan appelait l’ANC «
un des plus fameux groupes terroristes dans le monde » - c’est leur phrase
exacte.
Les États-Unis devaient soutenir le nationalisme blanc
comme faisant partie de la guerre contre le terrorisme. En fait, Mandela n’est
sorti de la liste terroriste qu’il y a deux ans. C’est seulement en 2008 qu’il
a pu venir aux États-Unis sans dispense spéciale. Mais peu après, les
États-Unis ont changé de politique. L’apartheid s’écroulait. Mandela a pu
quitter sa prison de Robben Island. Nous n’avons pas les documents internes
mais il semble que les affairistes des États-Unis et d’Afrique du Sud avaient
reconnu qu’ils iraient mieux si l’apartheid cessait mais si le système
socio-économique était maintenu avec peu de changements, ce qui est à peu près
ce qui est arrivé.
- Et vous pensez qu’un scénario similaire est plausible au
Moyen-Orient ?
- Ce n’est pas identique, bien sûr, mais c’est un peu
similaire et si les États-Unis décidaient de retirer le tabouret de sous
Israël, je pense qu’ils pourraient être contraints à suivre les ordres. En
fait, vous pouvez imaginer un scénario qui n’est pas très plaisant. Prenez par
exemple les commentaires du Général Petraeus début 2010 à propos d’Israël, sur
lesquels on a rapidement fait silence. J’ai oublié les mots qu’il a utilisés,
mais c’est quelque chose comme « ce que fait Israël nuit à nos troupes sur le terrain
». OK, voilà le nerf sensible des Américains : nos vaillants boys, hommes et
femmes, nous défendent en Irak et en Afghanistan, et les juifs leur font du
mal. Nous ne l’accepterons pas. La même idée a été réitérée plus tranquillement
par d’autres personnages importants, notamment Bruce Riedel, personnage très
haut placé, ancien de la CIA et qui occupe toujours un poste élevé dans le
système - il est l’un de ceux qui ont dirigé la commission Obama de réexamen
sur l’Afghanistan. Il a dit des choses similaires, très franchement, reflétant
clairement une position qui existe chez les militaires et dans le
renseignement, sans être claironnée. Mais supposez qu’elle arrive à percer ? On
aurait une vague de sentiments anti-israéliens qui pourraient prédominer, qui
pourraient tourner à l’antisémitisme flagrant, suffisamment important pour
changer la politique du gouvernement. Ce n’est pas le scénario que je
choisirais mais il y a beaucoup d’exemples de revirements politiques
inattendus.
- L’une de vos idées essentielles semble être que la clé de
ce conflit se trouve à Washington, pas dans la région.
- A Washington, et dans la population américaine si elle
peut s’organiser et être active. Pendant des années quand je travaillais sur la
guerre du Vietnam, je ne me suis jamais attendu à ce que le Vietnam survive. Le
pays était dévasté, mais il a survécu. On ne peut pas savoir. Mais l’idée c’est
qu’il n’y a tout simplement pas d’alternative, pas de méthode qui peut
finalement provoquer un changement, sinon la pression publique - organisée,
dévouée, soutenue. Beaucoup de dur travail.
Parlant de la direction dans laquelle le conflit peut
aller, nous revenons en quelque sorte à cette discussion entamée auparavant,
sur le débat un-État contre deux-États.
La majorité du débat tel qu’il se présente dit que les
alternatives sont : le règlement à deux états et celui à un état. L’argument
courant est que si Israël n’accepte pas la solution à deux états, Israël sera
un état d’apartheid. Il y a peu, Sari Nusseibeh, je crois, a dit quelques chose
sur l’effet produit si nous donnions simplement la clé à Israël. Ils
annexeraient toute la Cisjordanie et puis nous entamerions une lutte pour les
droits civiques. Ainsi Israël deviendrait comme l’Afrique du Sud et nous
mènerions une lutte anti-apartheid. Beaucoup de sympathisants des Palestiniens
soutiennent cette idée.
Mais cela ne se passera pas comme ça. Les Israéliens ne
veulent pas reprendre tout en charge ; ils veulent un État juif. Ils ne veulent
pas de ce qu’on appelle « le problème démographique ». Ils veulent s’installer
de manière à ne pas avoir à se soucier des Palestiniens - et les États-Unis les
soutiennent. Et le façon de le faire, c’est de poursuivre les politiques
US-Israël actuelles, qui laisseront Israël ethniquement presque « pur », sans
responsabilités vis-à-vis des Palestiniens, je veux dire, Israël détient déjà
environ 40 % de la Cisjordanie. Ce vers quoi nous allons maintenant, c’est
qu’ils prendront tout à l’intérieur du mur d’annexion, ils prendront la Vallée
du Jourdain, continueront de construire des colonies en mettant des points
saillants ici et là, morcelant la Cisjordanie en cantons. Et puis ils se
contenteront de laisser les Palestiniens pourrir dans leurs bantoustans,
pendant qu’Israéliens et Américains pourront passer en trombe sur les
super-autoroutes sans même savoir que les Arabes existent, excepté peut-être
quelqu’un sur une colline menant une chèvre - de jolies scènes bibliques
pittoresques. Mais Israël ne prendra aucune responsabilité à leur égard, et en
fait, c’est clair depuis 1967.
- Alors quelle est la différence avec ce qu’on avait en
Afrique du Sud ?
- Oh, l’Afrique du Sud était totalement différente. En
Afrique du Sud l’économie était complètement basée sur le travail noir ; elle
ne pouvait survivre autrement, et les noirs était fortement majoritaires dans
la population. En fait, l’Afrique du Sud n’a pas essayé de détruire les
bantoustans et a même tenté de les rendre vivables parce qu’ils avaient besoin
des gens et devaient les gouverner. Mais Israël ne veut pas des Palestiniens.
Je veux dire, pendant un temps ils ont tablé sur le travail palestinien, mais
c’était il y a longtemps, et depuis ce qu’ils font c’est construire sur les
ruines du néo-libéralisme, et maintenant des gens désespérés viennent de partout
dans le monde pour travailler là-bas comme une sorte de force de travail
esclave.
Ici encore, je ne vois pas d’issue sans que la politique
étatsunienne ne change. Étant donné le consensus international basé sur le
règlement à deux États, et le manque de tout soutien important qui transcende
ce stade, s’il devait y avoir un revirement US, ce ne pourrait être que dans
cette direction.
- C’est intéressant que quelqu’un qui est connu comme
anarchiste avec un engagement de longue haleine au binationalisme soit vu comme
un critique farouche de ceux qui défendent le règlement à un État
- Je ne suis pas opposé à quiconque le défend. Je suis
opposé aux gens qui le proposent mais ne le défendent pas. Il y a une
distinction essentielle. Vous pouvez proposer tout ce que vous voulez, que nous
vivrons tous en paix et nous nous aimerons les-uns les autres. Tout cela est
très sympathique, mais ça ne veut rien dire tant que vous ne donnez pas le
moyen d’aller d’ici à là. Défendre signifie « Voilà la manière dont nous allons
le faire ». Et je ne connais qu’une seule forme de défense aujourd’hui, c’est
d’y arriver par étapes. Au début des années ’70, il y avait une autre voie pour
la défense : presser Israël d’instituer une solution fédérale.
Il est intéressant qu’à l’époque l’idée même de l’état
unique, ou binationalisme, subissait l’anathème absolu. On ne pouvait le
mentionner sans être dénoncé comme antisémite ou négationniste, etc...
Aujourd’hui, de manière frappante, vous pouvez proposer l’état unique en public
; dans le New York Times ou la New York Review of Books. Pas de problème pour
en discuter. La question intéressante est : pourquoi plus d’anathème
aujourd’hui comme c’était le cas au début des années ’70 ?
Eh bien je ne peux trouver qu’une seule raison : à
l’époque c’était réalisable - en fait, comme je l’ai mentionné, ce n’était pas
trop éloigné de ce que les services de renseignement militaires proposaient et
donc il fallait l’éliminer. Mais aujourd’hui, parler d’un-État c’est comme dire
« soyons pacifistes ». Donc si c’est ça que vous voulez dire, très bien,
dites-le. Mais dans mon esprit la seule fonction de cette discussion est de
saper les pas qui peuvent être faits pour parvenir à deux-États, en tant
qu’étape. En d’autres mots, pour mettre le feu à cette solution, je veux dire,
à moins que quelqu’un ait une autre idée - et là je demande à voir - pour
parvenir à un état binational, ou solution à un-État si vous voulez, jusqu’à ce
que quelqu’un ait une idée pour y arriver sans passer par plusieurs étapes
intermédiaires, je pense que c’est du niveau de « Ils forgeront leurs épées en
socs de charrue... » [Isaïe 2,4]
- L’Afrique du Sud et le BDS (Boycott, Désinvestissement et
Sanctions) sont souvent proposés comme modèles.
- Oui, nous avons déjà discuté de l’Afrique du Sud. Quant au
BDS, c’est une excellente tactique. En fait, j’y étais impliqué dès avant que
le mouvement ne commence. Donc oui, c’est bien d’avoir convenablement formulé
la tactique BDS, en insistant sur « convenablement formulé ». Il faut aussi
comprendre que dans le cas de l’Afrique du Sud, au moment où des sanction
sérieuses commençaient à être prises au début des années ’80, déjà alors il n’y
avait pratiquement aucun soutien à l’apartheid. Les compagnies américaines
étaient contre, l’Europe était contre, le monde entier était contre, seule
l’administration Reagan réussissait à s’y soustraire. Mais tout cela se passait
après une longue période pédagogique pendant laquelle l’apartheid avait perdu
son soutien. Dans le cas d’Israël, rien de tel ne se passe - rien qui créerait
un contexte pour des sanctions en tant que politique réalisable au-delà de la
gesticulation.
- Vous voulez dire qu’il n’y a pas de campagne pédagogique
sérieuse ?
- Oui. Faire comprendre aux gens ce qui se passe là-bas.
Cela commence à se produire, mais on est tellement loin du cas de l’Afrique du
Sud que ce n’est même pas une analogie. Néanmoins, je pense que c’est une bonne
tactique, mais là il faut faire bien attention. Le BDS est une tactique, pas un
principe, donc il faut toujours se demander : cette instance particulière
est-elle une bonne tactique ou une mauvaise tactique ?
Il y a des formes de BDS qui sont très appropriées : par
exemple, tout ce qui cible le soutien étatsunien à l’occupation, d’abord pour
l’impact politique potentiel et deuxièmement pour la pédagogie. Cela dirige
l’attention des gens vers le fait que nous participons à l’occupation et que
c’est notre boulot d’y mettre un terme. C’est facile de se contenter de dire «
regardez, Israël est un endroit horrible, regardez comme ils sont méchants »,
mais il n’y a pas de conséquences politiques, et cela n’informe pas bien les
gens. Si vous voulez que la politique change, il faut que les gens commencent à
comprendre que nous y participons. Ainsi, s’opposer au développement de Motorola
dans les territoires occupés ou boycotter des produits des territoires occupés
- tout ce genre de choses fait parfaitement sens.
Mais mieux encore, je pense, serait d’adopter le programme
d’ Amnesty International, qui est de pousser à l’annulation des fournitures
d’armes à Israël parce qu’elles sont illégales au regard du droit international
; nous pouvons l’étendre à ce pays car elles sont également illégales au regard
du doit américain. Le « Arms Export Act » dit très explicitement que les armes doivent
servir pour la défense ou la sécurité intérieure. Ce n’est pas l’usage qui en
est fait, manifestement. OK, faisons donc pression sur le gouvernement
américain pour qu’il cesse les livraisons d’armes, pour faire cesser tout
soutien aux FDI dans les territoires occupés.
Ce sont tous des programmes parfaitement réalisables. Je
pense que c’est une position forte à adopter et qui peut toucher des gens.
- Pensez-vous que ce sont des objectifs réalisables ?
- C’est quelque chose qu’il faut organiser. C’est comme
s’organiser contre l’apartheid dans les années ’60. Cela a pris beaucoup de
temps mais ça a marché parce que les gens se sont retournés contre l’apartheid.
Ce sont de très bonnes tactiques ; elles ont des implications politiques, elles
sont pédagogiques. Il y a d’autres types de tactiques, qui ont eu l’effet
inverse de celui prévu, c’était à prévoir, parce qu’elles sont tout simplement
trop hypocrites, comme le boycott de l’université de Tel Aviv. Le problème
c’est que des institutions US, comme Harvard ou le MIT, sont impliquées dans
des activités bien plus odieuses.
- Finalement vous avez l’argument qu’un règlement à deux
États est atteignable et qu’il n’a de sens que comme une étape sur le chemin
vers une issue binationale.
- Je veux seulement exprimer ce que je pense devoir se
produire. Je crois que si la solution à deux états était établie sous une forme
raisonnable, les frontières tomberaient très vite : les relations commerciales
augmenteraient, les relations culturelles augmenteraient, les interactions
personnelles augmenteraient. Vous savez, le sport, les compagnies de danse, les
orchestres, que sais-je, augmenteraient, et tôt ou tard on reconnaîtrait que
ces frontières sont non viables.
Mais il y a un scénario alternatif, c’est qu’un tel
règlement émergeant dans le contexte de la politique actuelle de séparation
verrait en fait encore moins d’interactions.
Ce serait malheureux, mais je pense toujours que ça
vaudrait mieux que la situation actuelle, étant donné la direction qu’elle
semble clairement prendre. Et nous n’avons même pas parlé de Gaza. Depuis Oslo,
la politique US-Israël a été dirigée vers la séparation entre Gaza et la
Cisjordanie.
- Ce qui a largement réussi.
- Malheureusement, mais je pense qu’un règlement à deux
États adéquat en viendrait à bout. Ce ne serait pas facile même au sein de la
communauté palestinienne, comme vous le savez mieux que moi, mais ce serait
l’objectif du règlement intérimaire. Et c’est le consensus international. Après
tout, les accords d’Oslo eux-mêmes disent que c’est une unité territoriale qui
ne peut être morcelée.
Mais dans les circonstances actuelles, n’y a-t-il pas une
menace réelle qu’un règlement à deux États, si jamais on y parvient, ne
symbolisera pas plus longtemps la fin de l’occupation comme les gens le croyaient
au départ, mais deviendrait en fait un mécanisme pour perpétuer le contrôle
israélien ?
Sans aucun doute, s’il y avait un règlement à deux États à
peu près en accord avec le consensus international, Israël serait beaucoup plus
puissant. Mais un règlement à deux états convenable, je pense, devrait être
aligné, grosso modo sur le Sommet de Taba et l’Initiative de Genève. En
d’autres termes, des échanges de terres au cas par cas. Je veux dire, l’Accord
de Genève, que nous l’acceptions ou non, prévoit le transfert à la Palestine de
quantités substantielles de terres de valeur en Israël : par exemple, des
terres arables importantes bordant Gaza, qui seraient ajoutées. Bon, vous
savez, je ne pense pas que c’est beau, mais je pense que ça vaut mieux que ce qu’il
y a maintenant et ce pourrait être une étape à franchir. Je n’en vois pas
d’autre, c’est ça le fait qui importe.
- Mais en adoptant cette position, vous êtes plutôt obligé
de subir les critiques continuelles de la direction opposée, si vous voulez.
- Pas de la direction opposée. C’est de la même direction,
parce que les gens qui proposent un règlement à un-état sans s’élever au niveau
de le défendre servent en fait l’opposant, l’occupation. C’est pourquoi il est
acceptable aujourd’hui d’écrire « Pour un règlement à un état » dans la New
York Review of Books, alors qu’au début des années ’70 il était pour vous
intolérable de dire « Allons dans le sens d’une fédération ». Je pense qu’on
reconnaît maintenant que faire pression en faveur du règlement à un-état c’est
réellement saper ce qui devrait être la première étape pour parvenir à cet
objectif, c’est à dire le règlement à deux états. S’il y a une alternative, j’y
suis ouvert, mais il faut que je la voie.
* Mouin Rabbani est un écrivain, journaliste et chercheur
indépendant spécialisé dans les affaires palestiniennes et le conflit
arabo-israélien basé à Amman en Jordanie. Il est un membre éminent de
l’Institute for Palestine Studies et chroniqueur au Middle East Report. Ses
articles ont également paru dans The National et dans le New York Times.
Du même auteur :
The Standard Colonial Pattern : Noam
Chomsky interviewed by Mouin Rabbani
Site de Noam Chomsky : http://www.chomsky.info/
Printemps 2012 - Journal of Palestine Studies - vous
pouvez consulter cet article à
http://www.palestine-studies.org/jo...
Traduction : Info-Palestine.net - Marie Meert
http://www.palestine-studies.org/jo...
Traduction : Info-Palestine.net - Marie Meert
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