samedi 13 juillet 2013

LE NETOYAGE ETHNIQUE DE LA PALESTINE « Région de Haïfa »



Sur une population largement sans défense
  « Région de Haïfa » :

C’est dans et autour de Haïfa que l’opération de nettoyage ethnique a pris son élan, le rythme terrible qui annonçait les destructions à venir. Quinze villages – certains petits, avec moins de 300 habitants, d’autres très gros, qui en comptaient dans les 5 000 – ont été vidés de leur population très rapidement, les uns après les autres.
Abou Shusha, Abou Zureiq, Arab al-Fuqara, Arab al-Nufay’ay, Arab Zahrat, al-Dumayri, Balad al-Cheikh, Damoun, Khirbat al-Kasayir, Khirbat al-Manshiya, Rihania, Khirbat al-Sarkas, Khirbat Sa’sa, Wa’rat al-Sarris et Yajour ont été effacés de la carte de Palestine, dans un sous-district riche en soldats britanniques, en émissaires de l’ONU et en journalistes étrangers.
L’expulsion  et la fuite n’ont pas suffi à sauver les villageois. Beaucup ont été abattus par les kibboutzniks marxistes de Hachomer Hatzaïr, qui pillaient rapidement et efficacement leurs maisons avants de les faire sauter. Nous disposons de documents qui gardent trace des condamnations verbales d’hommes politiques sionistes de l’époque préoccupés d’éthique – ils ont fourni aux « nouveaux historiens » d’Israël des information sur les atrocités que ceux-ci n’avaient pas trouvées dans les autres sources archivées.  Aujourd’hui, les plaintes de ces soldats et responsables juifs « sensibles » apparaissent plutôt comme des efforts pour libérer leur conscience. Ils relèvent d’un ethos (mœurs) israélien dont la meilleure définition est « Tire et pleure »   ̶  titre d’un recueil, supposé moral, de textes écrits par des soldats israéliens qui avaient participé à une opération de nettoyage ethnique de faible envergure pendant la guerre de juin 1967 et qui y exprimaient leurs remords. Ces soldats et officiers soucieux d’éthique avaient ensuite été invités par le populaire écrivain israélien Amoz Oz et ses amis à accomplir un « rite d’exonération » dans la maison rouge avant sa démolition. Pour en revenir à 1948, des remontrances du même ordre ont pu apaiser la conscience tourmentée de soldats juifs engagés dans des atrocités et crimes de guerre contre une population civile largement sans défense. 
Pleurer très fort tout en tuant et en expulsant des innocents était une tactique pour faire face aux conséquences morales du plan D. L’autre consistait à déshumaniser les Palestiniens. L’Agence juive avait promis à l’ONU qu’ils deviendraient des citoyens à part entière de l’État d’Israël. En fait ils ont été expulsés, incarcérés ou tués : « Notre armée avance, prend des villages arabes, et leurs habitants fuient comme des souris », écrivit Yossef Weitz.
L’éventail des activités militaires était encore très large en avril. Contrairement à ce qui allait se passer quelques mois plus tard, lorsque le nettoyage aurait lieu dans des vastes zones, certains villages, en avril, n’étaient pas du tout inquiétés. D’autres ont subi un pire destin que l’expulsion : ils ont été le cadre de massacres. Les ordres militaires reflétaient cette diversité, puisqu’ils distinguaient entre deux types d’actions à entreprendre contre les villages palestiniens :  le nettoyage (le-taber) et le harcèlement (le-batrid). Le harcèlement n’était jamais spécifié. Il était fait de tirs d’obus aléatoires sur les villes, les bourgs et les villages, et des tirs au jugé sur des véhicules civils. Le 14 avril, Ben Gourion écrivit à Sharett : «  De jour en jour, nous étendons notre occupation. Nous occupons de nouveaux villages, et ce n’est qu’un début.
Dans certain villages proches des centres urbains, les soldats juifs on procédé à des massacres afin d’accélérer la fuite des habitants des villes et des bourgs voisins. C’est ce qui s’est passé à Nasr al-Din, près de Tibériade, à Ein Zeitoun, près de Safed, et à Tirat Haïfa, près d’Haïfa. Dans ces trois villages, des groupes d’hommes qui étaient, dans le vocabulaire de la Haganah, « des mâles de dix à cinquante ans » ont été exécutés pour terroriser la population de la localité et celle des villes voisines. Sur ces trois massacres, si celui de Nasr al-Din n’a pas encore été complètement reconstitué par les historiens, les deux autres sont bien documentés. Le plus connu est celui d’Ein Zeitoun. 
Ein Zeitoun est le mieux connu de ces massacres parce que son histoire a servi de base au seul roman épique dont nous disposions à ce jour sur la catastrophe Palestinienne, Bab al-Chams, d’Elias Khoury. Les événements qui se sont produits dans ce village ont été aussi évoqués dans un bref roman israélien semi-fonctionel sur cette période, Entre les nœuds, de Netiva Ben-Yehuda. Bab al-Chams  a été porté à l’écran, dans le cadre d’une coproduction franco-égyptienne. Les scènes du film ressemblent de très près aux descriptions que nous trouvons dans Entre les nœuds, pour lesquelles Netiva Ben-Yehuda s’est beaucoup appuyée sur les rapports des archives militaires et les souvenirs oraux. Par ailleurs le film rend fifèlement la beauté du village : il était situé dans des gorges profondes qui coupent en deux les hautes montagnes de Galilée sur la route Meiroun-Safed, et était embelli par l’eau pure d’un cours d’eau qu’entouraient des bassins d’eau chaude.
La situation stratégique du village, à deux kilomèttres à l’ouest de Safed, en faisait une cible idéale. Il était aussi convoité par les colons juifs locaux, qui avaient commencé à acheter des terres dan s le voisinage et avaient eu avec les villageois des relations difficiles vers la fin du Mandat. L’opération balai a donné l’occasion à l’unité d’élite de la Haganah, le Palm, non seulement de nettoyer le village conformément au plan Daleth, le 2 mai 1948, mais aussi de régler de « vieux comptes », en l’occurrence de se venger de l’hostilité avec laquelle les villageois palestiniens avaient perçu et reçu les colons. L’opération fut confiée à Moshe Kalman, qui avait déjà supervisé avec succès les attaques sauvages contre Khisas, Sa’sa et Husseiniya dans le même district. Ses troupes rencontrèrent très peu de résistance, car les volontaires syriens en position dans le village s’enfuirent précipitamment quand le pilonnage commença au petit matin : il s’agissait d’un bombardement massif, au mortier, suivi d’un jet systématique de grenades à main.
Les forces de Kalman entrèrent dans le village vers midi. Les femmes, les enfants, les vieux et quelques jeunes qui n’avaient pas fui avec les volontaires syriens sortirent de leurs abris en agitant un  drapeau blanc. Ils furent immédiatement rassemblés au centre du village.
Le film reconstitue alors la scène de recherche et d’arrestation –en l’occurrence, recherche et exécution  ̶  telle que la jouaient habituellement les unités spéciales du renseignement de la Haganah. Elles faisaient venir d’abord venir un informateur encagoulé qui examinait les hommes alignés sur la place du village. Ceux dont les noms figuraient sur une liste établie à l’avance, que les officiers du renseignent avaient apportée, étaient identifiés. Ils étaient alors emmenés plus loin et abattus. Quant d’autres se rebellaient ou protestaient, on les tuait aussi. Au cours d’un incident que le film rend à la perfection, un des villageois, Yusuf Ahmad Hajjar, dit à ses gar-diens qui lui et les autres se sont rendus, et donc « s’attendent à être traités humainement ». Le commandant du Palmah le gifle puis, à titre de sanction, lui ordonne de choisir au hasard trente-sept jeunes de moins de vingt ans. Tandis que les autres villageois sont enfermés de force dans l’entrepôt de la mosquée du village, les adolescents sont battus, les mains liées derrière le dos.
Dans son livre, Hans Lebrecht donne un autre aperçu sur ces atrocités : « À la fin de mai 1948, j’ai perçu ordre de l’unité militaire où je servais de construire une station de pompage temporaire afin de détourner le cours d’eau du village "abandonné" d’Ein Zeitoun pour alimenter en eau le bataillon. Le village avait été totalement détruit, et, parmi les décombres, il y avait de nombreux cadavres ; nous avons trouvé notamment beaucoup de cadavres de femmes, d’enfants et de bébés près de la mosquée locale. J’ai persuadé l’armée de brûler les corps. »

Ces descriptions impressionnantes se trouvent aussi dans les rapports militaires de la Haganah, mais il est difficile de dire combien de villageois d’Ein Zeitoun ont été effectivement exécutés. Les documents militaires rapportent que, globalement, exécutions comprises, 70 personnes ont été abattues ; d’autres sources donnent un chiffre bien plus élevé. Netiva Ben-Yehuda faisait partie du Palmah, et elle se trouvait dans le village quand l’exécution a eu lieu, mais elle a préféré raconter l’histoire de façon romancée. Son récit contient, néanmoins, un tableau horriblement précis de la façon dont les hommes du village ont été abattus, les mains liées, et parle de plusieurs centaines d’exécutés.
Mais Yehonathan continuait à hurler, et soudain il tourna le dos à Meirke et s’en alla, furieux, sans cesser un instant de proférer ses griefs : « Il a perdu la tête ! Des centaines de personnes sont couchées là, ligotées ! Va les tuer ! Va détruire des centaines de personnes ! Seul un fou tue des gens attachées comme ça, et seul un fou gaspille toutes ses munitions sur eux ! » […] Je ne sais pas ce qu’ils avaient à l’esprit, qui va venir les inspecter, mais je comprends que ça devient urgent. Vite, nous devons défaire les nœuds aux poignets et aux chevilles de ces prisonniers de guerre, et alors j’ai compris qu’ils étaient tous morts, « problème résolu ».
Selon ce récit, le massacre   ̶   et nous le savons pour beaucoup d’autres tueries  ̶   n’a pas eu lieu uniquement pour « punir » une « impertinence », mais aussi parce que la Haganah n’avait pas encore de camps de prisonniers de guerre où enfermer les villageois capturés en nombre. Néanmoins, et même après l’ouverture de ces camps, des massacres eurent lieu lorsque de très nombreux villageois étaient faits prisonniers, comme à Tantoura et à Dawaimeh après le 15 mai 1948. Les histoires orales, qui ont fourni à Elias Khoury la matière de Bal al-Chams, renforcent aussi l’impression que les documents d’archives ne disent pas tout : ils sont laconiques sur les méthodes employées et trompeurs sur le nombre de tués en cette journée fatidique de mai 1948.
Comme on la dit, chaque village créait un précèdent qui s’intégrait à un modèle, lequel facilitait ensuite la systématisation des expulsions. À Ein Zeitoun, les habitants ont été conduits à la limite de leur village et les soldats juifs se sont mis à tirer au-dessus de leurs têtes en leur ordonnant de fuir. Les procédures habituelles ont également été suivies : les habitants ont été dépouillés de tous leurs biens avant d’être bannis de leur patrie.
Le Palmah s’est emparé plus tard du village voisin, Biria, et, comme à Ein Zeitoun, il a donne l’ordre de brûler toutes les maisons pour démoraliser les Arabes de Safed. Il ne reste que deux villages dans la région. La Haganah était maintenant confronté à une tache plus complexe : trouver un moyen pour homogénéiser de la même façon, ou plutôt « judaïser » , la région du Marj Ibn Amir et les vastes plaines qui s’étendaient entre la vallée et le Jourdain, jusqu'à la ville occupée de Baysan à l’est et, au nord, jusqu'à Nazareth, qui à cette date était encore libre.

Source: ILAN PAPPE   Historien Israélien   (FAYARD)

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