Par Saleh ABDEL-JAWAD, est un historien palestinien. Il a reçu son
doctorat en sciences politiques à l'université Paris X - Nanterre en 1986 et
travaille en tant que professeur d'histoire et de sciences politiques à
l'université de Bir Zeit depuis 1981.
L’auteur, professeur à l’université
de Birzeit, s’interroge sur les raisons de l’échec de l’historiographie arabe
et palestinienne face à la narration historique israélienne, et sur
l’occupation de la réalité de la Nakba pendant si longtemps. Il identifie trois
causes majeures : la perte du patrimoine écrit, le rôle prédominant de la
tradition orale dans la culture arabe et la supériorité de fait de
l’historiographie israélienne due à un héritage européen moderne. Cet extrait
aborde la question des sources palestiniennes et de leur accessibilité.
La
résolution de partage du territoire de la Palestine votée par les Nations Unies
le 29 novembre 1947 a déclenché des accrochages qui ont mené à la guerre de
1948, une guerre totale qui à durée plus d’un an. A l’issue de cette guerre, il
y avait clairement un vainqueur et un vaincu. Mais cette victoire n’est pas une
victoire comme les autres, car elle cache une tragédie immense, qui a un impact
direct sur la capacité du vaincu à écrire son propre récit historique.
Jusqu’aux nom des villages rayés
de la carte
La
victoire israélienne de 1948 n’est pas une victoire classique. Elle a suivi une
guerre d’autodéfense entraînant l’expulsion « quelques centaines de milliers
de Palestiniens », selon l’expression convenue, et l’avortement d’un Etat
palestinien.
1948,
c’est avant tout une tragédie humaine de premier plan : 80 à 85 % des
villages arabes passées sous contrôle israélien on été tout simplement rasés,
leur population chassé, et ce en dehors de tout faut de guerre. Parmi les onze
villes palestiniennes tombées, cinq on connu une dépopulation et une expulsion
totale ; il s’agit de Tibériade, Safad, Bir Sabaa (Bersheva), Bissan,
Majdal. Dans cinq autres villes, seule une petite minorité de la population a
pu subsister. Une seule petite ville, Nazareth, qui ressemblait plutôt à un
gros village, a été épargnée, ceci pour éviter de provoquer le Vatican et
l’opinion publique occidentale et chrétienne. Ces villages, comme la plupart
des quartiers arabes des villes, ont été rasés pour effacer toute trace ou tout
signe d’un passé arabe. L’historien Meron Benvenisti a écrit en détail le
processus systématique qui a permis de rayer jusqu’au nom de ces villages de la
carte.
Un patrimoine dévalisé
Cette
destruction socioculturelle a privé les Palestiniens de ce qui représente
l’incubateur du patrimoine culturel : c’est dans les villes de Jaffa et
Haïfa et les quartiers arabes de Jérusalem-Ouest que se trouvaient les
bibliothèques, les archives, la presse et les imprimeries, les registres du
cadastre, mes maisons d’édition et les centres culturels, les cinémas et les
théâtres. Entre les mois d’avril et mai 1948, la presse palestinienne, source
de première importance, a été confisque et détruite, les événements de la
guerre n’ont plus été couverts à partir de cette date.
La
totalité du patrimoine culturel écrit a été dévalisée, les archives des
conseils locaux, celles des hôpitaux, des écoles, les bibliothèques privés, les
papiers de famille et les mémoires personnels. Je citerai ici les archives et
documents de grands intellectuels ou romanciers palestiniens tels que Georges
Antonius, Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Mustapha Mourad Eddbagh, et bien
d’autres…
Enfin
les archives de la seule organisation militaire palestinienne, le « Jihad
El Mougaddas », ont également été confisquées. Une partie de ces archives
est tombée aux mains des israéliens, tandis que la partie la plus importante à
été confisquée par l’armée jordanienne, lors de l’attaque du quartier général
de l’armée palestinienne dans les deux villages voisins de Birzeit et de Ain
Sinia, en juillet 1948. Personne ne sait jusqu'à aujourd’hui où ont disparu ces
archives. Lorsque les forces israéliennes sont entrées à Jérusalem en 1967, la
famille Husseini a brûlé un certain nombre de papiers par crainte de
représailles de l’armée. Enfin tout ce qui restait de ces archives, conservé à
la Maison de l’Orient, a été confisqué le 1er juin 2001.
Le
problème de la perte des archives et des documents palestiniens n’est pas
spécifique à la guerre de 1948. L’héritage politique et culturel des
Palestiniens a, comme leur terre, toujours été l’objet d’usurpations. Ainsi
Israël a confisqué les documents du mouvement national et de la société
palestinienne qui se trouvaient dans les locaux des administrations jordanienne
en Cisjordanie et Egyptienne dans la bande de Gaza. Ces documents ont été
transférés en Israël où ils sont devenus
partie intégrante des archives de l’État
hébreu (State Archives) conservées
dans les souterrains de l’immeuble qui abrite le gouvernement israélien. Les
chercheurs palestiniens, et les Palestiniens en général, propriétaires de ces
documents, n’y ont pas accès.
Des archives confisquées ou
interdits d’accès.
En
tant qu’historien palestinien, il me faut évoquer les problèmes rencontrés et
les dangers courus par les chercheurs palestiniens pour préserver les documents
du mouvement national palestinien sous occupation israélienne, comme les
documents de l’Intifada. A plusieurs reprises en outre, les forces d’occupation
ont incendié intentionnellement et criminellement les bureaux des registres et
des tribunaux (à Naplouse et à Jérusalem). Rappelons aussi que l’un des
objectifs de l’occupation de Beyrouth était de confisquer les archives du
Centre d’Etudes Palestiniennes. Les chercheurs palestiniens et arabes sont
d’ailleurs confrontés au fait que les archives arabes, militaires ou
politiques, concernant la guerre de 1948, sont strictement interdites dans les
pays arabes qui ont participé à la guerre.
Destruction,
confiscation et inaccessibilité des sources écrites : cette situation
d’impasse ne laisse d’autre issue au chercheur que de se tourner vers les
sources orales. Cela explique partiellement l’échec des historiens palestiniens
qui n’ont pas eu recours aux témoignages pour écrire l’histoire de la Nakba. Ce
n’est pas par hasard que le livre volumineux de l’historien palestinien
« Aref el Aref » qui à travaillé en s’appuyant sur des sources
orales, reste encore le meilleur ouvrage palestinien sur cette guerre, malgré
ses lacunes et ses faiblesses. Il ne disposait en effet que des moyens très
simples, et a publié son livre bien avant l’ouverture des archives en 1970,
bien avant que ne paraissent les nombreux livres disponibles sur la question.
En
plus de la perte de leurs archives, des sources écrites et de leurs
bibliothèques, les historiens palestiniens ont vécu les contraintes d’un
quotidien de survie qui a paralysé la vie intellectuelle durant des années.
Les
historiens ont souligné la singularité de ce phénomène d’effacement. L’étendue
de la destruction subie par le peuple palestinien en 1948, une destruction
multiforme, a toujours été sous-estimée, y compris du côté des historiens
palestiniens et arabes.