mercredi 4 novembre 2015

L’effacement d’un patrimoine




Par Saleh ABDEL-JAWAD, est un historien palestinien. Il a reçu son doctorat en sciences politiques à l'université Paris X - Nanterre en 1986 et travaille en tant que professeur d'histoire et de sciences politiques à l'université de Bir Zeit depuis 1981.


L’auteur, professeur à l’université de Birzeit, s’interroge sur les raisons de l’échec de l’historiographie arabe et palestinienne face à la narration historique israélienne, et sur l’occupation de la réalité de la Nakba pendant si longtemps. Il identifie trois causes majeures : la perte du patrimoine écrit, le rôle prédominant de la tradition orale dans la culture arabe et la supériorité de fait de l’historiographie israélienne due à un héritage européen moderne. Cet extrait aborde la question des sources palestiniennes et de leur accessibilité.

La résolution de partage du territoire de la Palestine votée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 a déclenché des accrochages qui ont mené à la guerre de 1948, une guerre totale qui à durée plus d’un an. A l’issue de cette guerre, il y avait clairement un vainqueur et un vaincu. Mais cette victoire n’est pas une victoire comme les autres, car elle cache une tragédie immense, qui a un impact direct sur la capacité du vaincu à écrire son propre récit historique.

Jusqu’aux nom des villages rayés de la carte
La victoire israélienne de 1948 n’est pas une victoire classique. Elle a suivi une guerre d’autodéfense entraînant l’expulsion « quelques centaines de milliers de Palestiniens », selon l’expression convenue, et l’avortement d’un État palestinien.
1948, c’est avant tout une tragédie humaine de premier plan : 80 à 85 % des villages arabes passées sous contrôle israélien on été tout simplement rasés, leur population chassé, et ce en dehors de tout faut de guerre. Parmi les onze villes palestiniennes tombées, cinq on connu une dépopulation et une expulsion totale ; il s’agit de Tibériade, Safad, Bir Sabaa (Bersheva), Bissan, Majdal. Dans cinq autres villes, seule une petite minorité de la population a pu subsister. Une seule petite ville, Nazareth, qui ressemblait plutôt à un gros village, a été épargnée, ceci pour éviter de provoquer le Vatican et l’opinion publique occidentale et chrétienne. Ces villages, comme la plupart des quartiers arabes des villes, ont été rasés pour effacer toute trace ou tout signe d’un passé arabe. L’historien Meron Benvenisti a écrit en détail le processus systématique qui a permis de rayer jusqu’au nom de ces villages de la carte. 

Un patrimoine dévalisé
Cette destruction socioculturelle a privé les Palestiniens de ce qui représente l’incubateur du patrimoine culturel : c’est dans les villes de Jaffa et Haïfa et les quartiers arabes de Jérusalem-Ouest que se trouvaient les bibliothèques, les archives, la presse et les imprimeries, les registres du cadastre, mes maisons d’édition et les centres culturels, les cinémas et les théâtres. Entre les mois d’avril et mai 1948, la presse palestinienne, source de première importance, a été confisque et détruite, les événements de la guerre n’ont plus été couverts à partir de cette date.

La totalité du patrimoine culturel écrit a été dévalisée, les archives des conseils locaux, celles des hôpitaux, des écoles, les bibliothèques privés, les papiers de famille et les mémoires personnels. Je citerai ici les archives et documents de grands intellectuels ou romanciers palestiniens tels que Georges Antonius, Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Mustapha Mourad Eddbagh, et bien d’autres…

Enfin les archives de la seule organisation militaire palestinienne, le « Jihad El Mougaddas », ont également été confisquées. Une partie de ces archives est tombée aux mains des israéliens, tandis que la partie la plus importante à été confisquée par l’armée jordanienne, lors de l’attaque du quartier général de l’armée palestinienne dans les deux villages voisins de Birzeit et de Ain Sinia, en juillet 1948. Personne ne sait jusqu'à aujourd’hui où ont disparu ces archives. Lorsque les forces israéliennes sont entrées à Jérusalem en 1967, la famille Husseini a brûlé un certain nombre de papiers par crainte de représailles de l’armée. Enfin tout ce qui restait de ces archives, conservé à la Maison de l’Orient, a été confisqué le 1er juin 2001.

Le problème de la perte des archives et des documents palestiniens n’est pas spécifique à la guerre de 1948. L’héritage politique et culturel des Palestiniens a, comme leur terre, toujours été l’objet d’usurpations. Ainsi Israël a confisqué les documents du mouvement national et de la société palestinienne qui se trouvaient dans les locaux des administrations jordanienne en Cisjordanie et Egyptienne dans la bande de Gaza. Ces documents ont été transférés en Israël  où ils sont devenus partie intégrante des archives de l’État hébreu (State Archives) conservées dans les souterrains de l’immeuble qui abrite le gouvernement israélien. Les chercheurs palestiniens, et les Palestiniens en général, propriétaires de ces documents, n’y ont pas accès.

Des archives confisquées ou interdits d’accès.
En tant qu’historien palestinien, il me faut évoquer les problèmes rencontrés et les dangers courus par les chercheurs palestiniens pour préserver les documents du mouvement national palestinien sous occupation israélienne, comme les documents de l’Intifada. A plusieurs reprises en outre, les forces d’occupation ont incendié intentionnellement et criminellement les bureaux des registres et des tribunaux (à Naplouse et à Jérusalem). Rappelons aussi que l’un des objectifs de l’occupation de Beyrouth était de confisquer les archives du Centre d’Etudes Palestiniennes. Les chercheurs palestiniens et arabes sont d’ailleurs confrontés au fait que les archives arabes, militaires ou politiques, concernant la guerre de 1948, sont strictement interdites dans les pays arabes qui ont participé à la guerre.

Destruction, confiscation et inaccessibilité des sources écrites : cette situation d’impasse ne laisse d’autre issue au chercheur que de se tourner vers les sources orales. Cela explique partiellement l’échec des historiens palestiniens qui n’ont pas eu recours aux témoignages pour écrire l’histoire de la Nakba. Ce n’est pas par hasard que le livre volumineux de l’historien palestinien « Aref el Aref » qui à travaillé en s’appuyant sur des sources orales, reste encore le meilleur ouvrage palestinien sur cette guerre, malgré ses lacunes et ses faiblesses. Il ne disposait en effet que des moyens très simples, et a publié son livre bien avant l’ouverture des archives en 1970, bien avant que ne paraissent les nombreux livres disponibles sur la question.

En plus de la perte de leurs archives, des sources écrites et de leurs bibliothèques, les historiens palestiniens ont vécu les contraintes d’un quotidien de survie qui a paralysé la vie intellectuelle durant des années.
Les historiens ont souligné la singularité de ce phénomène d’effacement. L’étendue de la destruction subie par le peuple palestinien en 1948, une destruction multiforme, a toujours été sous-estimée, y compris du côté des historiens palestiniens et arabes.

lundi 2 novembre 2015

Traitement médiatique des événements en Palestine et en Israël



Plateforme Palestine - Lettre ouverte aux médias, 22 octobre 2015

La Plateforme des ONG françaises pour la Palestine a envoyé une lettre ouverte aux principaux médias français concernant le traitement médiatique des événements en Palestine et en Israël.


Madame, Monsieur,

L’actualité de cette région vous a amenés à donner une bonne place à celle-ci dans vos différents journaux ou émissions. Cela est essentiel mais n’a de sens que si votre couverture offre des explications et analyses complètes. Ce qui est loin d’être le cas.
A vous écouter, c’est comme si les violences avaient commencé avec l’assassinat des deux colons près de Ramallah le 1er octobre. Ce traitement omet ce qui a provoqué un électrochoc en Palestine, le cas du bébé Dawabsha et de ses parents brûlés pendant leur sommeil par des colons, identifiés mais qui n’ont jamais été arrêtés. Il omet aussi les assassinats de Palestiniens qui se succèdent au fil des mois dans une totale impunité et une quasi ignorance médiatique.

Il est important de relever le déséquilibre du nombre des victimes (7 morts israéliens, 45 morts palestiniens au matin du 19 octobre). De s’interroger aussi sur ce que signifie le nombre de jeunes Palestiniens tués alors qu’ils manifestent sans arme, comme ces 7 jeunes de Gaza qui lançaient des pierres contre la frontière ou ce jeune de 13 ans, Abd al-Raham, du camp d’Aïda tué au retour de l’école, devant le bureau de l’UNWRA, par des snipers israéliens postés à 100 m. de distance.

Il est essentiel aussi de montrer la violence quotidienne que subissent les Palestiniens et d’écouter le cri de la journaliste israélienne Amira Hass, journaliste au quotidien Haaretz « Les Palestiniens se battent pour leur vie, dans le plein sens du terme. Nous, juifs israéliens, nous battons pour notre privilège en tant que nation de maîtres, dans la pleine laideur du terme. » Ou lorsqu’elle ajoute « Les jeunes Palestiniens ne vont pas se mettre à assassiner des juifs parce qu’ils sont juifs, mais parce que nous sommes leurs occupants, leurs tortionnaires, leurs geôliers, les voleurs de leur terre et de leur eau, les démolisseurs de leurs maisons, ceux qui les ont exilés, qui leur bloquent leur horizon. Les jeunes Palestiniens, vengeurs et désespérés, sont prêts à donner leur vie et à causer à leur famille une énorme douleur, parce que l’ennemi auquel ils font face leur prouve chaque jour que sa méchanceté n’a pas de limites. ». Donnez-lui la parole, elle connaît les deux sociétés israélienne et palestinienne et parle vrai.

Alors que les attaques au couteau sont montées en épingle, le fait politique majeur qui demanderait à être montré et analysé, c’est l’engagement massif de la jeunesse palestinienne dans une nouvelle révolte contre l’occupation. Laquelle, comme celle des années 80, est réprimée de façon sanglante par un Etat qui refuse de s’interroger sur les causes de la révolte. Tout simplement parce qu’elles sont trop évidentes et qu’il en est directement responsable : refus de toute solution politique, blocus inhumain de Gaza, colonisation et accaparement des terres palestiniennes, destructions de maisons et « judaïsation » de Jérusalem, provocations sur l’esplanade des mosquées pour amener le conflit sur le terrain religieux pour le rendre insoluble.

Mais vous oubliez encore une fois l’essentiel : les mesures prises par le gouvernement Netanyahou (tir à balles réelles sur les jeunes qui jettent les pierres - permis officiel de tuer -, démolitions des maisons de ceux qui sont impliqués dans des attaques au couteau, fermeture des quartiers palestiniens de Jérusalem) méritent au minimum un constat : il s’agit de punitions collectives et d’un recul de l’état de droit, au profit d’une justice expéditive qui fait fi des enquêtes et procès.

Comme le disait le journaliste israélien Gideon Lévy « Tous ceux qui se sont imaginés qu’Israël pourrait éternellement continuer sur sa lancée et que les Palestiniens continueraient à baisser la tête, à se soumettre indéfectiblement, tous ceux-là n’ont jamais ouvert un livre d’histoire ».

Je vous invite, Madame, Monsieur, à ne pas tenir pour établies les informations fournies par le Maire de Jérusalem qui invite les juifs israéliens à s’armer, non plus que celles des communicants de l’armée israélienne qui n’ont qu’un seul objectif, déshumaniser leurs victimes. D’autres sources d’information (dont le journal israélien Haaretz, des associations israéliennes et palestiniennes, les associations françaises qui connaissent le terrain depuis des années) s’offrent à vous ; ne leur fermez pas la porte au nez. Il en va de votre crédibilité.
Nous sommes également à votre disposition pour échanger avec vous et vous tenir informés de la réalité du terrain que nos partenaires nous communiquent régulièrement avec précision.

Sincères salutations,
Claude Léostic

Présidente de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine