Pourquoi cet
article de politique intérieure dans un blog sur la Palestine ?
Parce qu'en
Palestine les tenants de l'impérialisme (globalisation) font leur expérience
grandeur nature de ce que seront nos futures sociétés.
Vous ne vous
sentez pas très concerné par ce conflit, ne vous inquiétez pas votre tour ou
celui de vos enfants viendra...
hristophe
Bonneuil, historien des sciences, chargé de recherche au CNRS et membre du
Centre Alexandre-Koyré.
27 mai 2016
Photo :
© Laurent Guizard
Haro sur les blocages, les grévistes et les syndicats qui
y participent ! « Inacceptable », clame le gouvernement,
« irresponsable », hurlent en cœur les éditorialistes des médias
appartenant aux grandes fortunes françaises. C’est vite oublier que sans grèves
ni blocages, nos démocraties n’auraient pas connu un tel progrès social, depuis
plus d’un siècle. « Depuis l’invention de la grève générale en 1842, le
blocage des approvisionnements énergétiques s’est maintes fois révélé une force
des faibles, une arme du mouvement social et une fête émancipatrice... »,
rappelle l’historien Christophe Bonneuil dans cette tribune.
Angleterre, été 1842. Devant le refus des capitalistes
d’augmenter les salaires alors que le coût de la vie s’envole, de réduire la
durée du travail, et devant le refus du gouvernement de donner suite à une
pétition de 15 000 signataires en faveur du suffrage universel – pétition
qui dépassera ensuite les trois millions –, un immense mouvement social naît en
mai de cette année-là : la première grève générale du monde. « Bloquer
… c’est inacceptable », s’indignent le Premier ministre, les patrons et la
presse des privilégiés.
France, mai 2016. Sourd à une pétition de plus d’un
million de signataires, aux syndicats et au parlement qu’il balaye d’un coup de
49-3, autiste à la colère d’une jeunesse qui se remet « debout »,
Manuel Valls déclare que « bloquer … c’est inacceptable et on ne peut pas
bloquer un pays… s’en prendre ainsi aux intérêts économiques de la
France ». Il oublie que sans la grève, le sabotage, le blocage, et les
luttes sociales depuis le XIXe siècle, nous en serions encore aujourd’hui au
monde de Dickens et Zola, du travail des enfants et du suffrage censitaire.
Loi travail : « un retour au capitalisme sauvage
du XIXe siècle ? »
Quel était en effet le mode d’action des inventeurs de la
grève générale en 1842 (et de bien d’autres depuis, en 1905, 1936, 1947 ou
1968) ? Aller de mines en mines pour y casser les machines à vapeurs ou en
voler les rondelles fusibles (« plug ») de sécurité. D’où
l’appellation de « Plug Riots », les « émeutes des
rondelles », donnée à cette mobilisation phare du mouvement chartiste.
Comme le note un journal de l’époque, les mineurs avaient compris « le
pouvoir qui était entre leurs mains de stopper tous les moulins, les usines et
les trains ». En bloquant l’extraction et le transport de charbon pendant
plusieurs semaines, les travailleurs réussissent en effet à mettre à l’arrêt
les usines qui ne sont pas en grève, avant d’être suivis peu après par une
grande grève des ouvriers textiles. Certains affirment : « mieux vaut
mourir face à l’armée que de mourir… sous la machine du capitaliste » [1].
Cette Loi travail que le gouvernement et le Medef
prétendent imposer à coup de 49-3 et de répression du mouvement social,
n’est-elle pas précisément un retour au capitalisme sauvage du XIXe
siècle ? Celui que des socialistes authentiques combattirent par le passé.
Celui qui fut rendu en France moins invivable au XXe siècle : retraite,
médecine du travail (affaiblie par l’actuel projet de loi), interdiction du
travail des enfants (la première version de la loi rétablissait des journées de
10h pour les apprentis mineurs !), démocratie sociale insérant les
citoyens (via le parlement et le code du travail, que le socialisme patronal
détricote à présent) et les syndicats dans la décision (via la primauté des
accords de branche que l’article 2 du projet supprime, livrant les salariés au
chantage patronal à l’emploi même quand l’entreprise dégage de juteux bénéfices !).
Comment la « pétrolisation » a préparé le
terrain aux régressions néolibérales
Cette régulation relative du capitalisme qui
s’institutionnalise en Europe au milieu du XXe siècle n’aurait pu advenir sans
le pouvoir de blocage énergétique des travailleurs comme l’a démontré
l’historien Timothy Mitchell dans Carbon Democracy [2]. Mais
après 1945, la « pétrolisation » de l’Europe, d’ailleurs encouragée
par le Plan Marshall, réduit le rapport de force des travailleurs (le pétrole
vient du Moyen-Orient néo-colonial) et instaure une démocratie consumériste
(des blocages, plus difficiles, restent possibles comme en 1968 et 2010). Selon
Tim Mitchell, « pétrolisée », la qualité de la démocratie change et
cela prépare progressivement le terrain aux régressions néolibérales à partir
des années 1970 : défiscalisation des riches, chômage, précarité, hausse
de la part de la plus-value allant à la rémunération du capital au détriment du
travail.
Bloquer serait aujourd’hui illégitime ? Alors que des
millions de travailleurs pauvres sont en galère, sous le chantage du chômage de
masse, et que le poids du patrimoine privé par rapport à la richesse nationale
après avoir diminué après 1945, est maintenant revenu en France au niveau du
temps de Zola [3] ?
Non !
Jour debout et nuit debout, la grève, le blocage des sites
de production et l’occupation des places sont la dernière arme des victimes
d’un système économique injuste, d’un capitalisme ré-ensauvagé ; la contre-offensive
des sans-voix d’un système politique à bout de légitimité (inégalités
croissantes, démocratie représentative qui ne représente pas le pays réel,
parlement godillot, état d’urgence permanent).
Convergences
Bloquer sera peut-être aussi un déclencheur de nouveaux
liens. Dimanche dernier, la convergence des Zadistes et les étudiants allant
soutenir à vélo le blocage syndical de la raffinerie de Donges
(Loire-Atlantique) ; aujourd’hui les rencontres inattendues entre voisins
qui ne se parlaient pas grâce au boom du covoiturage… Quels nouveaux
surgissements demain ?
Le blocage rend sensible à chacun d’entre nous les flux
(énergétiques, financiers…) qui trament nos vies. Qu’est-ce qui est
bloqué ? Manuel Valls et Emmanuel Macron nous le disent sans
ambages : ce qu’ils veulent débloquer, c’est une France-entreprise, en
guerre économique et sociale permanente pour satisfaire les intérêts gourmands
de flexibilité et de paradis fiscaux. Ce qui vacille aussi, ce sont aussi des
flux d’énergies et des infrastructures technico-industrielles (le pétrole, les
centrales nucléaires) qui structurent nos vies quotidiennes sans pourtant faire
l’objet de réels choix collectifs alors qu’ils menacent l’habitabilité de notre
Terre, sans pour autant avoir réalisé dans nos pays riches leur vieille
promesse de bonheur par l’abondance matérielle, à laquelle plus personne ne
croit. EDF s’indigne et le PDG de Total menace de fermer ses raffineries en
France ? Mais syndicalistes et deboutistes imaginent déjà ensemble une
société post-pétrole et post-nucléaire, partageant le travail, le pouvoir et
les richesses !
Voir notre dossier « Transformer
le travail »
Notes
[1] Les citations sont issues du livre tout récent
d’histoire sociale et environnementale de la révolution industrielle d’Andreas
Malm, Fossil Capital. The rise of steam power and the roots of global warming
(Verso, 2016), p 228-229.
[2] Timothy Mitchell, Carbon Democracy (La Découverte,
2013).
[3] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil,
2015)
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