Se rend-t-on compte que cet homme avec 25,1% des soufrages impose à la France une politique qu'un référendum désavouerait.
On ne détruit pas un bâtiment d’un simple coup de
pelleteuse. Il faut procéder par petites entailles, ouvrir des brèches, frapper
de toutes parts. Ce travail de sape fragilise la structure : un infime
mouvement de l’engin peut alors provoquer l’effondrement de l’édifice. Il en va
de même des entreprises de démolition sociale. Depuis les années 1970, les
libéraux s’emploient à affaiblir les dispositifs organisant la solidarité
nationale. Démultipliant les foyers, des universités au statut des
fonctionnaires (lire « Refonder plutôt
que réformer »),M. Emmanuel Macron semble parier que certains services
publics, comme les chemins de fer (lire « Il paraît que
les petites lignes de chemin de fer coûtent trop cher »), sont
devenus suffisamment dégradés et impopulaires pour qu’il puisse tenter
l’estocade au profit du marché. L’heure n’est-elle pas venue, au contraire, de
fortifier le principe d’intérêt général (lire « Les
fonctionnaires, voilà l’ennemi ») ?
Ordonnances
SNCF : l’occasion
par Frédéric
Lordon, 20 mars 2018
Si ceux qui ont quelque responsabilité dans la
« conduite » des mobilisations qui s’annoncent ne comprennent pas que
le mouvement ne doit pas être « le mouvement des cheminots » ou le
« mouvement contre les ordonnances SNCF », alors le mouvement
échouera – une fois de plus. Que le mouvement doive aussi être cela –
mouvement des et pour les cheminots –, la chose est tellement évidente qu’elle
devrait aller sans dire. Mais si le mouvement n’est que cela, il est perdu
d’avance.
Contre l’offensive
générale, le débordement général
C’est que, comme on disait jadis, toutes les conditions
objectives sont réunies pour que le mouvement déborde de partout – quand,
précisément, tout l’enjeu est de le faire déborder. Rarement si grand nombre de
secteurs de la société sont arrivés ensemble à un tel point d’épuisement,
d’exaspération même, ni n’ont été maltraités avec une telle brutalité par un
gouvernement qui, en effet, a décrété l’« offensive générale » (1). C’est bien simple : ça craque d’absolument partout.
Ehpad, hôpitaux, postiers, inspecteurs du travail, retraités, paysans, profs,
étudiants, fonctionnaires bientôt, et surtout l’immense iceberg des salariés
brutalisés du privé, dont la pointe a été sortie des eaux glacées par le
désormais mémorable Cash Investigation spécial Lidl&Free – et le
tout, c’est là l’esthétique particulière de l’époque, pendant que les plus
riches sont invités à se goinfrer dans des proportions sans précédent sur
le dos de tous ceux-là !
Le Monde diplomatique, mars 2018.Serge
Halimi rappelle cette stratégie vieille comme le néolibéralisme
du blitzkrieg généralisé, attaque simultanée sur tous les fronts
visant à produire un effet de sidération qui laisse les opposants, totalement
désorientés, courir dans tous les sens, avoir toujours un train de retard, pour
finir défaits dans tous les compartiments du jeu. À l’évidence Macron en est
là. Ce qui est étonnant avec tous ces « modernes », c’est combien ils
pensent vieux (2). Macron croit dur comme fer à la théorie du ruissellement –
Reagan. Faux. Il veut privatiser les chemins de fer – Thatcher. Désastreux
(mais c’est également le propre de ce « réalisme », et de ce
« pragmatisme », d’ignorer jusqu’aux enseignements les plus
élémentaires et du réel et de l’expérience). Le voilà maintenant tenté d’émuler
la brillante stratégie d’un ministre des finances néo-zélandais des
années 1980. Il n’est pas exclu qu’il se trompe.
Il faut toute la médiocrité intellectuelle des gens de
presse pour avoir fait de Macron un « président intellectuel ».
Hormis être capable de penser autrement que par recettes et de
reproduire mécaniquement un passé disqualifié, un président
« intellectuel », disons machiavélien (ce qui n’a rien à voir avec
« machiavélique »), prêterait attention au fait que des procédés
politiques ne valent que dans les conjonctures qui leur ont donné leurs
conditions de possibilité. 2018 n’est pas le 1984 de Margaret Thatcher, ni
le 1989 de Roger Douglas, le ministre des finances néo-zélandais. Pas non
plus le 1995 des grandes grèves (3). Tout a changé et, dans un environnement différent, les mêmes
causes ne produisent pas nécessairement les mêmes effets. Ce qui a changé pour
l’essentiel tient à dix ans de crise « financière » qui ont
produit de sérieux ébranlements dans les têtes, et jusque dans les couches de
la population qu’on croyait résistantes, fidèlement acquises au système :
les cadres.
Il s’en faut pourtant que des esprits ébranlés deviennent
des corps en mouvement. Toutes sortes de choses les retiennent, matérielles
notamment. Mais d’une autre nature aussi, une en particulier : l’absence
d’une parole assez forte qui saurait les rassembler. Que l’éparpillement soit
la première ressource du pouvoir, c’est vieux comme la politique. En 2017,
Jacques Chastaing qui, pour le Front Social, surveille le front des luttes
invisibles, comptabilisait plus d’un million de journées de grève sur deux
mois (4) – toutes, ou presque, passées sous les écrans radars. Mais
ce million n’est que de la poussière de grève. Il faut le compacter pour en
faire une grève générale. Dont en réalité tous les éléments sont là –
mais pas le principe unificateur.
À qui reviendrait-il normalement de le fournir ? Aux
confédérations syndicales évidemment. Il suffit d’énoncer la réponse pour se
voir au bord du désespoir. Faisons un tri rapide : on ne parlera pas de la
CFDT (« Yellow is the hottest colour ») ; non plus de FO qui
rivalise avec elle au jeu idiot de « l’interlocuteur privilégié ».
Des plus grosses confédérations, reste la CGT. Écartons d’emblée tout
malentendu : il n’est question ici que des directions, et non des bases.
Ce que les bases, spécialement celles de la CGT, recèlent d’admirable
combativité, nul ne l’ignore. Si la CGT était un alambic, les vapeurs
s’élèveraient. Or ici tout reste à fond de cuve – où d’ailleurs ça glougloute
méchamment. Mais dans les tortillons à Montreuil : rien.
L’enlisement
institutionnel
Ou plutôt si : un mélange de dégénérescence
bureaucratique (prévisible dans n’importe quelle organisation de cette taille)
et, plus encore, d’incrustation dans le système institutionnel d’ensemble,
mélange qui a fini par produire une sorte de passion de l’échec.
Retraites 2010 : échec. Loi El Khomri 2016 : échec.
Ordonnances « code du travail » 2017 : échec. Si l’on se
contente d’extrapoler à partir de la tendance, l’épisode
« SNCF 2018 » ne s’annonce pas au mieux… Mais, précisément, il
s’agirait que quelque chose d’autre se passe. Ce qui suppose de déjouer la
tendance – donc de commencer par s’en faire une idée.
Il y a d’abord la force de phagocytose propre à tout
système institutionnel. C’est d’ailleurs une vérité très générale : tous
les malins qui se la racontent en imaginant qu’ils vont courageusement rentrer
dans le système pour le « changer de l’intérieur » finissent
Gros-Jean comme devant – ou plutôt attablés avec leurs nouveaux amis, serviette
autour du cou. Sauf rarissimes exceptions, on ne change pas le système de
l’intérieur, c’est lui qui vous change de l’extérieur. On dira que les confédérations
n’ont pas le choix et qu’elles doivent bien participer au jeu. On dira ça. Et
puis, en longue période, on observera les effets.
Il faut situer convenablement cet argument : que les
sections et les délégués d’entreprise aient, eux, à se battre, donc d’abord à
négocier, c’est-à-dire à « jouer le jeu », la chose est évidente –
pour le coup, pas trop de choix… Mais ça n’est pas de ça qu’il est question
ici. Il est question de savoir ce que signifie vraiment « jouer le
jeu », au niveau confédéral, quand le jeu, depuis tant d’années, a
pris la tournure qu’on lui connait. Soyons coulants et cherchons une position
de compromis : il y a des systèmes avec lesquels il peut rester du sens à
jouer le jeu institutionnel « de l’intérieur ». Celui auquel nous
avons affaire a cessé depuis belle lurette d’appartenir à cette catégorie. À un
moment, il s’agit de s’en rendre compte.
La direction de la CGT a d’autant plus de mal à y venir
que le système institutionnel ne la tient pas seulement par toutes les pernicieuses
onctuosités de la sociabilité des « décideurs », mais aussi par les
parties financières. Sur 46 millions de recettes (comptes 2016),
13,5 viennent des cotisations (30 %), le reste de « subventions
d’exploitation », de mystérieuses « contributions », et
« autres produits » aussi clairement identifiés – en fait, pour
l’essentiel, des subsides d’État. Dont on comprend qu’on y regarde à deux fois
avant de lui mordre la main.
Sans doute, ce qu’on nomme par facilité « la
direction » est-elle en fait un objet bien plus composite, agrégeant dans
des rapports en partie conflictuels la confédération proprement dite, les
fédérations-baronnies et des structures locales. Paradoxalement, la CGT n’a
rien du monolithisme qui lui est prêté par les clichés médiatiques – et il n’y
a pas de « bouton rouge » de la mobilisation dans le bureau du
secrétaire général à Montreuil. Le pouvoir de mobiliser est assez largement
décentralisé, dans les fédérations, parfois plus bas, mais à des niveaux où la
chaîne de la dépendance financière n’est pas moins réelle, ni serrée… sachant
que la direction proprement confédérale dépend de ces soutiens-là pour se faire
élire, et pour se maintenir.
En tout cas, l’habitus institutionnel, que contractent
immanquablement ceux qui entrent dans les jeux institutionnels, et qui efface
des esprits jusqu’à la possibilité d’attenter au jeu lui-même, se joint à la
dépendance financière aggravée pour exclure toute épreuve de force
significative qui, au-delà de la gêne pour tel ou tel gouvernement, conduirait
non seulement à une modification du rapport de force avec l’État – en
général –, mais, plus gravement encore, à la possibilité d’une
contestation sérieuse de l’ordre social, dont cet État est le
gardien. Rien de cela n’arrivera – « on gère ». Par conséquent on
gère l’échec. Et l’on sait parfaitement situer les points critiques, ceux dont
il ne faut surtout pas s’approcher, ou desquels il faudrait organiser la
déviation dans les sables, ou le reflux, si d’aventure une dynamique « mal
maîtrisée » conduisait à les envisager de trop près.
Voilà déjà de quoi revenir à la question des conditions
matérielles. Tous les délégués de site ne disent-ils pas la même chose :
« on a du mal à mobiliser » ? Et les fédérations s’enveloppent
de rationalité : on ne prendra pas le risque de mobiliser si c’est pour
faire petit – et échouer. Ici, ne pas céder aux apories de l’œuf et de la
poule. Les bases y regardent à deux fois avant de sortir parce qu’elles voient
comme tout le monde la série des râteaux. Et qu’elles en sont affectées au
premier chef. C’est que dans les stratégies qui servent les passions de
l’échec, il entre en particulier de ne jamais appeler pour une journée de
week-end, et d’imposer aux salariés de poser un jour de grève qui, pour
certains, fait mal dans l’entreprise, pour ne rien dire du salaire perdu. Et à
la fin, pour rien. On accordera que ça ne fait pas un système d’incitations
formidable. Aussi le million de journées de grève reste-t-il bien comme on veut
qu’il reste : à l’état pulvérulent.
Misère du
syndicalo-syndicalisme
Il a d’autant moins de chance de se compacter qu’il lui
manque plus cruellement encore son liant. Or le liant, c’est une signification
d’ensemble – bien sûr sous condition que la conjoncture ne prive pas de sens
l’idée même d’une telle liaison. Il y a tout lieu de penser que la condition
est remplie aujourd’hui : les ordonnances SNCF ont à voir avec les lois
travail qui ont à voir avec la managérialisation de l’université qui a à voir
avec la sélection des étudiants qui a à voir avec l’emprisonnement des
agriculteurs dans le glyphosate qui a à voir avec les suicidés de l’hôpital de
Toulouse, avec ceux de Lidl, de Free, avec tous les fracassés de l’entreprise,
et avec l’immense cohorte de ceux qui sont à bout. Qu’il y ait toujours
eu, dans tout état du monde social, des mécontents, la chose va de soi. Qu’il y
ait aujourd’hui, et dans des couches aussi nombreuses, aussi variées, de la
population, autant de poussés à bout, c’est peut-être une nouveauté, qu’il
reviendrait à une épidémiologie sociologique et historique de documenter – que
des DRH se mettent à écrire des livres pour libérer leur conscience des
immondices que leur fonction leur a fait faire (5), que des médecins, peu connus pour leurs propensions
séditieuses, en soient à se jeter par la fenêtre, n’est-ce pas quand même
l’indice de quelque chose ?
En tout cas, tout ça sort du même « lieu », de
la même matrice – qu’on appelle usuellement « néolibéralisme » pour
faire sténographique (6). Ce n’est pas parce que ce lieu est abstrait que ces contours
ne sont pas nets. Ils sont très bien identifiés même – on ne compte plus les
travaux qui se sont attachés à les cerner. Ce sont des idées qui infestent
toutes les têtes dirigeantes, dans tous les secteurs où l’on prétend
diriger : gouvernement, haute et moyenne administration, universités, entreprises,
chefferies médiatiques.
Pour notre malheur, il semble qu’il n’y ait qu’un secteur
du système institutionnel où l’on n’accède pas à la généralité de la
chose : les directions confédérales (on parle bien sûr de celles qui n’ont
pas trouvé enthousiasmant ce nouvel ordre du monde). Qui sait, peut-être qu’on
y accède. Mais alors on se retient bien de le dire, et de construire avec le
moindre discours – qui précisément, viendrait lier ensemble des fractions du
salariat autrement abandonnées à leurs antagonisme catégoriels :
« les privilèges des cheminots », éructeront les cadres qui sont
devenus eux aussi candidats à la défenestration ! et, en dernière
analyse, pour les mêmes raisons qui vont mettre les cheminots à
l’arrêt !
Mais, de cette dernière analyse, on ne trouvera trace dans
aucune grande confédération. La certitude de la démission intellectuelle et
politique a été définitivement acquise avec les très grosses manifestations de
janvier et mars 2009. Sans aucune raison « institutionnelle »
particulière, aucun projet de loi, aucune attaque gouvernementale vicieuse, des
millions de personnes étaient descendues dans la rue, révulsées du désastre
bancaire de l’automne 2008 et des conditions dans lesquelles on
s’apprêtait à l’éponger. Si l’on peut au moins reconnaître aux confédérations
le mérite d’avoir « appelé », elles n’avaient rien trouvé d’autre,
pour donner sens à cette colère profondément politique, que de lui adjoindre
quelques indigents mots d’ordre à base de « conditions de travail »
et « d’augmentation des salaires ». Des mots d’ordre de conventions
collectives face à rien de moins que l’ébranlement du capitalisme financiarisé.
Des mots d’ordre auxquels, du reste, les gens n’ont prêté aucune
attention : eux savaient bien pourquoi ils étaient dans la rue et quel
était l’objet réel de leurs écumantes colères. Voilà cependant où conduit
immanquablement la pauvreté des appels du syndicalo-syndicalisme : à la
volatilisation en deux coups d’une formidable énergie politique qui s’était
levée, et qui avait tout pour faire du chemin. À la condition évidemment d’être
reconnue et encouragée dans ce qui l’intéressait. Deux mois plus tard, tout
était retombé, et le 1er mai 2009 fut atone – comme d’habitude.
Il faut en effet appeler syndicalo-syndicalisme cette
incurable maladie confédérale qui fait mettre la tête dans le sable aussitôt
qu’apparaît de la politique. Même pas seulement la politique au sens
institutionnel du terme – la politique des partis et des élections –, celle
dont la charte d’Amiens prohibe le contact. Mais la vraie politique, la
politique au plus haut sens du terme, celle des idées qui interrogent dans sa
globalité le monde où l’on vit, et qui porte le désir d’en changer – une
politique, et cela fait partie de ces nouveautés que Macron, Machiavel de
sous-préfecture, ignore complètement, une politique qui depuis 2008 s’est
répandue dans les têtes comme jamais. Car, à part les ravis de la
« classe nuisible » (7), il n’est plus une personne qui ne voie pas que le monde comme
il va, va très mal. Mais trouver que le monde va mal, trouver même qu’il est
odieux, c’est demander de la vraie politique, c’est vouloir prendre la rue pour
de la vraie politique, et pas pour des histoires de tickets-restaurants.
Disons-le au cas où : c’est très important les « histoires de
tickets-restaurants » (généralement comprises). Il y a un nombre affolant
de salariés pour qui ça revêt une importance dramatique. Mais à force de ne
vouloir sauvegarder que les tickets-restaurants, en se refusant à parler de
quoi que ce soit d’autre, les confédérations arriveront par nous faire perdre
jusqu’aux tickets-restaurants.
Or, « quoi que ce soit d’autre », c’est la
politique. Et nous y sommes. L’affaire de la SNCF est une affaire de
politique : il y est question des principes d’un ordre entier. La racaille
éditorialiste, qui n’a pas désarmé depuis 1995 (8), est déjà sur les dents. Le tir de barrage va être immonde,
phénoménal. Auprès de la population, il mettra dans le mille à chaque fois
qu’on tentera de tenir la crête « des cheminots », si entièrement
légitime soit-elle. Il est assez évident que nous ne réussirons qu’à la
condition de faire entrer les non-cheminots dans le conflit des cheminots.
C’est-à-dire qu’à la condition de lier les cheminots à tout ce à quoi ils
doivent être liés, et de les lier politiquement. En produisant les preuves :
ce qui agresse les cheminots et ce qui pousse des agriculteurs au désespoir et
ce qui transforme des petits chefs en tortionnaires et ce qui suicide des
salariés et ce qui réduit l’université à la misère et ce qui brise le cœur de
soignants se voyant mal soigner, est la même chose : le même monde.
Or : des agriculteurs sont désespérés, des petits
chefs sontdans un devenir tortionnaire, des salariés passent par
les fenêtres, de l’eau de pluie coule dans les salles de classe, des
soignants ont le cœur brisé, etc. Beaucoup de gens souffrent,
terriblement même. Beaucoup trouvent ce monde haïssable et en passe d’être
déserté par toute signification humaine. Ils le sentent. Là est la ressource du
combat. Une ressource politique. Mais qui ne jouera qu’à la condition de
rencontrer un discours politique.
Pour un syndicalisme
politique
Que la direction de la CGT soit disposée à tenir ce
discours, c’est ce dont il y a tout lieu de douter. Dans la situation actuelle,
c’est pourtant la seule ligne capable de succès.
On se tromperait beaucoup si on pensait qu’ici
l’organisation est prise comme « ennemie ». Il n’en est rien, d’abord
parce qu’à la CGT, il y a la base, et que la base n’a jamais démérité – il
suffit de se repasser l’histoire des Contis, des Goodyear, des PSA et de toutes
les luttes que la postérité a inégalement reconnues, pour savoir ce que
l’organisation compte de personnes décidées à se battre. Mais même en la
prenant tout d’un bloc, direction comprise, la CGT reste une puissance de mise
en mouvement à nulle autre pareille, et c’est là une donnée qu’un minimum de
réalisme ne peut en aucun cas négliger. Sauf dans les fantasmes
horizontalistes, ou bien en quelques circonstances proprement historiques, donc
rares, les mobilisations ne naissent pas par génération spontanée : il y a
fallu un germe, quelque chose qui fasse pôle, et autour duquel les gens se
rassemblent, parce qu’ils savent alors où aller pour se rassembler – on ne se
rassemble pas si on n’a pas un « lieu ».
Lors des lois El Khomri, il y a d’abord eu une pétition
qui, sortie de nulle part, a fait deux millions de signatures, et puis un
hashtag « On vaut mieux que ça » à 500 000 vues – c’est
bien qu’ils avaient touché un nerf et, par-là, la preuve qu’il y avait un nerf
à toucher. Et qui oserait nier que le nerf est toujours là, plus à vif que
jamais ? Encore faut-il que se fasse connaître quelqu’un pour le toucher
de nouveau.
Tout le monde sait très bien qu’après une pétition et un
hashtag, il faut du plus lourd pour que ça continue dans la rue. Il y avait la
CGT. Le problème, c’est que la CGT nous met dans la rue, et puis nous fait
rentrer aussi sec. Si le réalisme commande de ne pas faire l’impasse sur son
pouvoir de mobilisation, il commande aussi de regarder la manière dont il est
utilisé. Ou retenu. Quand la rétention, déterminée par toutes sortes de
mauvaises raisons, fait enquiller les défaites, on a le droit de poser des
questions. Spécialement à la veille d’un grand combat.
Or, on ne fait pas le même syndicalisme en 2018,
après dix années de crise structurelle mondiale, que dans les années
fordiennes. Voilà un moment que le syndicalo-syndicalisme a rencontré, et même
dépassé, sa limite. S’il n’est pas capable de faire de la politique,
c’est-à-dire de tenir un discours général, où d’ailleurs toutes les
luttes peuvent venir prendre un sens d’ensemble, il ne sortira plus
vainqueur d’aucun grand affrontement, précisément parce que les grands
affrontements emportent des enjeux essentiellement politiques, s’ils sont
masqués par la particularité du front attaqué (ici la SNCF).
Mais alors une politique des idées ne détermine-t-elle pas
de nouvelles relations avec la politique des partis ? Si. Inutile ici de
brandir la charte d’Amiens comme un fétiche. Du reste, sur cette question, elle
est aussi brève que ses intentions étaient datées, on en fait donc exactement
ce qu’on veut. Dans une situation d’offensive générale, tout est à revoir. Si
l’intervention de Jean-Luc Mélenchon lors du mouvement contre les ordonnances
« code du travail » a été, dans sa forme, bien faite pour braquer le
monde syndical, il n’est pas sûr qu’elle ait été dans le faux quant au fond de
l’affaire. D’abord parce que le constat de l’impuissance volontaire du
syndicalisme institutionnel commence à se répandre après tant d’échecs. Et
qu’il est dans la logique des choses qu’une autre organisation, ici politique,
donc, précisément, capable de tenir le discours global que le
syndicalo-syndicalisme ne veut pas tenir, fasse mouvement. À plus forte raison
quand elle dispose, comme c’est le cas avec la France Insoumise, d’une réelle
capacité propre de mobilisation – appelant par conséquent le même regard de
réalisme que sur la CGT.
Prenons le risque de l’exercice un peu oiseux de la
prédiction rétrospective : un appel conjoint et paritaire CGT-FI
(ou tout autre groupement de forces politiques) à manifester un jour de
week end contre la réforme « Code du travail » avait de très
grandes chances de taper le million : salariés du privé faits aux pattes
en semaine, cadres qui n’en pensent pas moins, familles à poussettes, tout ce
monde-là serait venu rejoindre les camionnettes sonos et les ballons
gonflables. À un million dans la rue, la donne change. Car un million met en
joie, et ne demande qu’à recommencer, pour revenir encore plus nombreux le coup
d’après. Au lieu de quoi nous avons eu les manifs saute-mouton de semaine
vouées à finir à quelques dizaines de milliers. La presse dit « le
mouvement s’essouffle ». Les confédérations disent « le mouvement
s’essouffle ». Et se pressent de tirer l’échelle. Moyennant quoi, nous
avons le nouveau Code du travail.
L’occasion de ne
plus être seuls
Or, une occasion se présente. Pour tous ceux qui voient
dans leurs vies mêmes ce monde rendu à ses extrémités, le minimum est de la
leur confirmer comme telle, c’est-à-dire comme lutte d’intérêt commun,
pour qu’ils cessent de souffrir chacun par devers soi. Que peut être la
politique sinon la production d’affects communs et de causes communes ?
Les pouvoirs eux le savent bien, si c’est de connaissance pratique, qui
travaillent en permanence à produire de l’isolement. Mais de temps en
temps une fusée vient trouer la chape. Même la presse du capital finit par s’en
apercevoir – ou laisse passer entre les mailles un article de dédouanement. Une
journaliste du Monde enregistre ainsi l’onde de choc du Cash
Investigation sur Free et Lidl (9). Dans tous les supermarchés de la région, on commence à
parler : « Tu as vu France 2 hier
soir ? »s’interrogent des employés d’un Leader Price. Et l’un deux
commente : « C’était comme un mot de passe pour dire : tu
as vu, on n’est pas les seuls ». Voilà exactement résumée toute
l’affaire : n’être pas seuls, arrêter de se sentir seuls. C’est peut-être
le paradoxe le plus spectaculaire, et la performance la plus remarquable, du
néolibéralisme que d’avoir produit à ce point le sentiment de la solitude quand
il maltraite identiquement un si grand nombre de gens. Faire de la politique,
c’est défaire la solitude. Et comme elle ne se défait pas toute seule, c’est
produire la cause commune – depuis un pôle de rassemblement. C’est ce que le
syndicalo-syndicalisme a abandonné de faire – s’il l’a jamais pratiqué. Il est
vrai que dans l’état présent de l’ordre social, la politique de la cause
commune est nécessairement une déclaration de guerre à l’ordre social…
Redisons que rien de ceci n’enlève de leur importance aux
luttes concrètes, pour les avantages matériels, sur le terrain – les
luttes bread and butter comme disent les anglais. Un syndicalisme qui
l’oublierait se vouerait simplement à la disparition par inutilité, et aussi du
fait que – tous les délégués le disent – le syndicalisme commence à la base,
dans le contact assidu avec les collègues, donc autour de ce qui les intéresse
au premier chef. Mais ça n’est pas de ce côté que se tient le plus grand
risque, c’est de l’autre : du côté de la production de la cause commune,
qui n’est nullement la prérogative « des partis », mais
échoit par le fait à toutes les organisations dont le pouvoir de
mobilisation est important – dans cette hiérarchie, la CGT tient évidemment le
premier rang –, et en fait comme une condition même de réussite de leurs
propres combats. Par définition, d’ailleurs, une lutte dans laquelle la
confédération elle-même se trouve engagée est une lutte qui emporte des enjeux
globaux – c’est-à-dire politiques. Et demande donc de parler de la
politique, like it or not.
Moment
On hésite, forcément, à dire tout ça, à la veille d’un mouvement
social où la CGT, pour le meilleur ou pour le pire, tiendra un rôle décisif.
Mais alors quand faut-il parler ? Avant, ça n’est pas opportun. Après,
c’est trop tard. Bref, ça n’est jamais le bon moment. Donc maintenant. Sans
doute, nul n’a-t-il à s’arroger le droit (ou le ridicule) de penser la
stratégie de la CGT à la place de la CGT. Cependant, il se trouve que notre
intérêt bien compris, et ces derniers temps bien douché, passe par elle. Ce qui
nous autorise à dire une ou deux choses. D’abord que, si d’aventure la
mobilisation du 22 mars est importante, alors il sera de la responsabilité
de la CGT de veiller sur elle. Ensuite qu’il est l’heure pour
l’organisation de mesurer combien les temps ont changé. Le déchaînement
néolibéral ne se connait plus de limite, il va tout emporter, et notamment les
centrales qui seront restées les deux pieds dans le même sabot à jouer le jeu
idiot sans comprendre qu’une contre-révolution s’apprête à les renvoyer au
néant (si elles ne sont pas passées à la franche collaboration) – car, après la
SNCF, il y aura la fonction publique, le SMIC, la Sécu, tout ! Après tant
de défaites majeures depuis 2010, il se pourrait que la CGT soit rendue à un
point de décision : ou bien s’enfoncer dans l’insignifiance, ou bien se
porter la hauteur de l’époque, c’est-à-dire à la hauteur d’une crise
historique, et du rôle qu’elle peut y tenir. Mais à la condition de devenir
capable de dire les choses que l’époque appelle. Si elle y parvient, elle peut
devenir le lieu de convergence de toutes les forces qui n’en peuvent plus de ce
monde. Et sinon, adieu Berthe — ou le coma institutionnel.
En fait, les syndicats des années fordiennes avaient un
assistant politique, un assistant très puissant, qui faisait la politique à
leur place et semblait les en dispenser : le Mur. Le Mur, c’était la
figure de la différence, c’est-à-dire la figure politique par
excellence, le rappel de ce qu’il n’y avait pas qu’une seule forme possible
pour l’ordre social (et si calamiteuse fut celle de « l’autre côté du Mur »).
Formellement parlant, la possibilité d’une alternative pesait considérablement
dans tous les esprits, à commencer par ceux du patronat. Aussi cette pression
venue du dehors des syndicats permettait-elle aux syndicats de rester dans le
syndicalo-syndicalisme, et d’affecter ne s’occuper que de hausses de salaires
et de conventions collectives. Mais cette époque est révolue. Et surtout, le
capitalisme, débarrassé des saines régulations de la peur, est devenu fou de
violence. Il en est arrivé à un point où sa brutalité globale n’appelle plus
que des réponses globales. Les temps ont changé. Il est possible qu’il n’y ait
plus de place, et d’espoir, que pour un syndicalisme politique. Et pourquoi pas
révolutionnaire.
Frédéric Lordon