Sur
une population largement sans défense
« Région de Haïfa » :
C’est dans et autour de
Haïfa que l’opération de nettoyage ethnique a pris son élan, le rythme terrible
qui annonçait les destructions à venir. Quinze villages – certains petits, avec
moins de 300 habitants, d’autres très gros, qui en comptaient dans les
5 000 – ont été vidés de leur population très rapidement, les uns après
les autres.
Abou Shusha, Abou Zureiq, Arab al-Fuqara, Arab
al-Nufay’ay, Arab Zahrat, al-Dumayri, Balad al-Cheikh, Damoun, Khirbat
al-Kasayir, Khirbat al-Manshiya, Rihania, Khirbat al-Sarkas, Khirbat Sa’sa,
Wa’rat al-Sarris et Yajour ont été effacés de la carte de
Palestine, dans un sous-district riche en soldats britanniques, en émissaires
de l’ONU et en journalistes étrangers.
L’expulsion et la fuite n’ont pas suffi à sauver les
villageois. Beaucup ont été abattus par les kibboutzniks marxistes de Hachomer
Hatzaïr, qui pillaient rapidement et efficacement leurs maisons avants de les
faire sauter. Nous disposons de documents qui gardent trace des condamnations
verbales d’hommes politiques sionistes de l’époque préoccupés d’éthique – ils
ont fourni aux « nouveaux historiens » d’Israël des information sur
les atrocités que ceux-ci n’avaient pas trouvées dans les autres sources
archivées. Aujourd’hui, les plaintes de
ces soldats et responsables juifs « sensibles » apparaissent plutôt
comme des efforts pour libérer leur conscience. Ils relèvent d’un ethos (mœurs) israélien dont la meilleure
définition est « Tire et pleure »
̶ titre d’un recueil, supposé moral, de textes
écrits par des soldats israéliens qui avaient participé à une opération de
nettoyage ethnique de faible envergure pendant la guerre de juin 1967 et qui y
exprimaient leurs remords. Ces soldats et officiers soucieux d’éthique avaient
ensuite été invités par le populaire écrivain israélien Amoz Oz et ses amis à
accomplir un « rite d’exonération » dans la maison rouge avant sa
démolition. Pour en revenir à 1948, des remontrances du même ordre ont pu
apaiser la conscience tourmentée de soldats juifs engagés dans des atrocités et
crimes de guerre contre une population civile largement sans défense.
Pleurer très fort tout en
tuant et en expulsant des innocents était une tactique pour faire face aux
conséquences morales du plan D. L’autre consistait à déshumaniser les
Palestiniens. L’Agence juive avait promis à l’ONU qu’ils deviendraient des
citoyens à part entière de l’État d’Israël. En fait ils ont été expulsés,
incarcérés ou tués : « Notre armée avance, prend des villages arabes,
et leurs habitants fuient comme des souris », écrivit Yossef Weitz.
L’éventail des activités
militaires était encore très large en avril. Contrairement à ce qui allait se
passer quelques mois plus tard, lorsque le nettoyage aurait lieu dans des
vastes zones, certains villages, en avril, n’étaient pas du tout inquiétés.
D’autres ont subi un pire destin que l’expulsion : ils ont été le cadre de
massacres. Les ordres militaires reflétaient cette diversité, puisqu’ils
distinguaient entre deux types d’actions à entreprendre contre les villages
palestiniens : le nettoyage (le-taber) et le harcèlement (le-batrid). Le harcèlement n’était jamais
spécifié. Il était fait de tirs d’obus aléatoires sur les villes, les bourgs et
les villages, et des tirs au jugé sur des véhicules civils. Le 14 avril, Ben
Gourion écrivit à Sharett : « De jour en jour, nous étendons notre
occupation. Nous occupons de nouveaux villages, et ce n’est qu’un début.
Dans certain villages
proches des centres urbains, les soldats juifs on procédé à des massacres afin
d’accélérer la fuite des habitants des villes et des bourgs voisins. C’est ce
qui s’est passé à Nasr al-Din, près de Tibériade, à Ein Zeitoun, près de Safed,
et à Tirat Haïfa, près d’Haïfa. Dans ces trois villages, des groupes d’hommes
qui étaient, dans le vocabulaire de la Haganah, « des mâles de dix à
cinquante ans » ont été exécutés pour terroriser la population de la
localité et celle des villes voisines. Sur ces trois massacres, si celui de
Nasr al-Din n’a pas encore été complètement reconstitué par les historiens, les
deux autres sont bien documentés. Le plus connu est celui d’Ein Zeitoun.
Ein Zeitoun est le mieux
connu de ces massacres parce que son histoire a servi de base au seul roman
épique dont nous disposions à ce jour sur la catastrophe Palestinienne, Bab al-Chams, d’Elias Khoury. Les
événements qui se sont produits dans ce village ont été aussi évoqués dans un
bref roman israélien semi-fonctionel sur cette période, Entre les nœuds, de
Netiva Ben-Yehuda. Bab al-Chams a été porté à l’écran, dans le cadre d’une
coproduction franco-égyptienne. Les scènes du film ressemblent de très près aux
descriptions que nous trouvons dans Entre
les nœuds, pour lesquelles Netiva Ben-Yehuda s’est beaucoup appuyée sur les
rapports des archives militaires et les souvenirs oraux. Par ailleurs le film
rend fifèlement la beauté du village : il était situé dans des gorges
profondes qui coupent en deux les hautes montagnes de Galilée sur la route
Meiroun-Safed, et était embelli par l’eau pure d’un cours d’eau qu’entouraient
des bassins d’eau chaude.
La situation stratégique du
village, à deux kilomèttres à l’ouest de Safed, en faisait une cible idéale. Il
était aussi convoité par les colons juifs locaux, qui avaient commencé à
acheter des terres dan s le voisinage et avaient eu avec les villageois des
relations difficiles vers la fin du Mandat. L’opération balai a donné
l’occasion à l’unité d’élite de la Haganah, le Palm, non seulement de nettoyer
le village conformément au plan Daleth, le 2 mai 1948, mais aussi de régler de
« vieux comptes », en l’occurrence de se venger de l’hostilité avec
laquelle les villageois palestiniens avaient perçu et reçu les colons. L’opération
fut confiée à Moshe Kalman, qui avait déjà supervisé avec succès les attaques
sauvages contre Khisas, Sa’sa et Husseiniya dans le même district. Ses troupes
rencontrèrent très peu de résistance, car les volontaires syriens en position
dans le village s’enfuirent précipitamment quand le pilonnage commença au petit
matin : il s’agissait d’un bombardement massif, au mortier, suivi d’un jet
systématique de grenades à main.
Les forces de Kalman
entrèrent dans le village vers midi. Les femmes, les enfants, les vieux et
quelques jeunes qui n’avaient pas fui avec les volontaires syriens sortirent de
leurs abris en agitant un drapeau blanc.
Ils furent immédiatement rassemblés au centre du village.
Le film reconstitue alors
la scène de recherche et d’arrestation –en l’occurrence, recherche et
exécution ̶ telle que la jouaient habituellement les
unités spéciales du renseignement de la Haganah. Elles faisaient venir d’abord
venir un informateur encagoulé qui examinait les hommes alignés sur la place du
village. Ceux dont les noms figuraient sur une liste établie à l’avance, que
les officiers du renseignent avaient apportée, étaient identifiés. Ils étaient
alors emmenés plus loin et abattus. Quant d’autres se rebellaient ou
protestaient, on les tuait aussi. Au cours d’un incident que le film rend à la
perfection, un des villageois, Yusuf Ahmad Hajjar, dit à ses gar-diens qui lui
et les autres se sont rendus, et donc « s’attendent à être traités
humainement ». Le commandant du Palmah le gifle puis, à titre de sanction,
lui ordonne de choisir au hasard trente-sept jeunes de moins de vingt ans.
Tandis que les autres villageois sont enfermés de force dans l’entrepôt de la
mosquée du village, les adolescents sont battus, les mains liées derrière le
dos.
Dans son livre, Hans
Lebrecht donne un autre aperçu sur ces atrocités : « À la fin de mai
1948, j’ai perçu ordre de l’unité militaire où je servais de construire une
station de pompage temporaire afin de détourner le cours d’eau du village
"abandonné" d’Ein Zeitoun pour alimenter en eau le bataillon. Le
village avait été totalement détruit, et, parmi les décombres, il y avait de
nombreux cadavres ; nous avons trouvé notamment beaucoup de cadavres de
femmes, d’enfants et de bébés près de la mosquée locale. J’ai persuadé l’armée
de brûler les corps. »
Ces descriptions
impressionnantes se trouvent aussi dans les rapports militaires de la Haganah,
mais il est difficile de dire combien de villageois d’Ein Zeitoun ont été
effectivement exécutés. Les documents militaires rapportent que, globalement,
exécutions comprises, 70 personnes ont été abattues ; d’autres sources
donnent un chiffre bien plus élevé. Netiva Ben-Yehuda faisait partie du Palmah,
et elle se trouvait dans le village quand l’exécution a eu lieu, mais elle a préféré
raconter l’histoire de façon romancée. Son récit contient, néanmoins, un
tableau horriblement précis de la façon dont les hommes du village ont été
abattus, les mains liées, et parle de plusieurs centaines d’exécutés.
Mais Yehonathan continuait
à hurler, et soudain il tourna le dos à Meirke et s’en alla, furieux, sans
cesser un instant de proférer ses griefs : « Il a perdu la
tête ! Des centaines de personnes sont couchées là, ligotées ! Va les
tuer ! Va détruire des centaines de personnes ! Seul un fou tue des
gens attachées comme ça, et seul un fou gaspille toutes ses munitions sur
eux ! » […] Je ne sais pas ce qu’ils avaient à l’esprit, qui va venir
les inspecter, mais je comprends que ça devient urgent. Vite, nous devons
défaire les nœuds aux poignets et aux chevilles de ces prisonniers de guerre,
et alors j’ai compris qu’ils étaient tous morts, « problème résolu ».
Selon ce récit, le
massacre ̶ et nous le savons pour beaucoup d’autres
tueries ̶ n’a pas eu lieu uniquement pour
« punir » une « impertinence », mais aussi parce que la
Haganah n’avait pas encore de camps de prisonniers de guerre où enfermer les
villageois capturés en nombre. Néanmoins, et même après l’ouverture de ces
camps, des massacres eurent lieu lorsque de très nombreux villageois étaient
faits prisonniers, comme à Tantoura et à Dawaimeh après le 15 mai 1948. Les
histoires orales, qui ont fourni à Elias Khoury la matière de Bal al-Chams, renforcent aussi
l’impression que les documents d’archives ne disent pas tout : ils sont
laconiques sur les méthodes employées et trompeurs sur le nombre de tués en
cette journée fatidique de mai 1948.
Comme on la dit, chaque
village créait un précèdent qui s’intégrait à un modèle, lequel facilitait
ensuite la systématisation des expulsions. À Ein Zeitoun, les habitants ont été
conduits à la limite de leur village et les soldats juifs se sont mis à tirer
au-dessus de leurs têtes en leur ordonnant de fuir. Les procédures habituelles
ont également été suivies : les habitants ont été dépouillés de tous leurs
biens avant d’être bannis de leur patrie.
Le Palmah s’est emparé plus
tard du village voisin, Biria, et, comme à Ein Zeitoun, il a donne l’ordre de
brûler toutes les maisons pour démoraliser les Arabes de Safed. Il ne reste que
deux villages dans la région. La Haganah était maintenant confronté à une tache
plus complexe : trouver un moyen pour homogénéiser de la même façon, ou
plutôt « judaïser » , la région du Marj Ibn Amir et les vastes
plaines qui s’étendaient entre la vallée et le Jourdain, jusqu'à la ville
occupée de Baysan à l’est et, au nord, jusqu'à Nazareth, qui à cette date était
encore libre.
Source: ILAN PAPPE Historien Israélien (FAYARD)