Vente d'Alstom : Le dessous des Cartes.
Dans son dernier livre, Le Choc des empires. Etats-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera
l'économie-monde ? (Le
Débat, Gallimard, 2014), il analyse la guerre économique que se livrent les
trois grands empires qui règnent en maitres sur la mondialisation : les
Etats-Unis, la Chine et l'Allemagne.
PROPOS RECCUEILLIS PAR : Alexandre Devecchio@Alex_devecch
Vendredi 19 décembre, dans un complet silence médiatique, les actionnaires d'Alstom ont approuvé à la quasi-unanimité le passage sous pavillon américain du pôle énergie du fleuron industriel. 70% des activités d'Alstom sont donc vendues au conglomérat General Electric (GE). Que cela signifie-t-il concrètement ?
Quel rôle à joué Emmanuel Macron ?
Le protocole d'accord approuvé par Emmanuel Macron en novembre et voté par l'assemblée générale d'Alstom, le 19 décembre, est proprement hallucinant ! tant il fait la part belle à Général Electric et ne correspond pas à ce qui avait été négocié et présenté au printemps dernier.
Au-delà des éléments de langage des communicants
et de la défense de Patrick Kron, il s'agit, bel et bien de la vente -
oserais-je dire, pour un plat de lentilles - d'un des derniers et des plus
beaux fleurons de l'industrie française à General Electric.
Pour comprendre les enjeux, il faut rappeler
quelques faits. Le marché mondial de la production d'électricité, des turbines,
est dominé par quatre entreprises : Siemens, Mitsubishi, General Electric et
Alstom. Le groupe français détient 20 % du parc mondial des turbines à vapeur.
Il est numéro un pour les centrales à charbon et hydrauliques. Alstom Grid,
spécialisé dans le transport de l'électricité, est également un des leaders
mondiaux. Mais c'est dans le nucléaire qu'Alstom était devenu un acteur
incontournable. Avec 178 turbines installées, il couvre 30 % du parc nucléaire
mondial. Ses nouvelles turbines, Arabelle sont considérées comme les plus
fiables du monde et assurent 60 ans de cycle de vie aux centrales nucléaires.
Arabelle équipe les futurs EPR. Mais Alstom a également des contrats avec
Rosatom en Russie et avec la Chine pour la livraison de quatre turbines de 1000
MW. Alstom, faut-il le rappeler, assure la maintenance de l'îlot nucléaire des
58 centrales françaises.
C'est
désormais le groupe américain qui décidera à qui et comment vendre ces
turbines. C'est lui aussi qui aura le dernier mot sur la maintenance de nos
centrales sur le sol français... Nous avons donc délibérément confié à un
groupe américain l'avenir de l'ensemble de notre filière nucléaire.
Les activités nucléaires
d'Alstom n'étaient-elle pas censées être sanctuarisées ?
Au début des négociations avec GE, celui-ci
n'était intéressé que par les turbines à vapeur et notamment à gaz. Dans
l'accord du mois d'avril dernier, cette activité était vendue à 100 %, mais
trois filiales 50-50 étaient créées. L'une pour les énergies renouvelables,
dont l'hydraulique et l'éolien en mer. La deuxième pour les réseaux, Alstom
Grid, et la troisième, pour les activités nucléaires. À l'époque, les autorités
françaises, par la voix d'Arnaud Montebourg, avaient garanti que ce secteur
nucléaire resterait sous contrôle français. Le vibrionnant ministre français
est parti et les promesses, c'est bien connu, n'engagent que ceux qui veulent
les croire.
Non seulement le 50-50 est devenu 50 plus une
voix pour General Electric, mais le groupe américain détiendra 80 % pour la
partie nucléaire. C'est dire que la production et la maintenance des turbines
Arabelle pour les centrales nucléaires sera contrôlée par G.E.
Quelles sont les conséquences
sur l'industrie française, notamment sur la filière nucléaire ?
On peut dire ce que l'on veut, mais c'est
désormais le groupe américain qui décidera à qui et comment vendre ces
turbines. C'est lui aussi qui aura le dernier mot sur la maintenance de nos
centrales sur le sol français. La golden share que le gouvernement français
aurait en matière de sécurité nucléaire n'est qu'un leurre. Nous avons donc
délibérément confié à un groupe américain l'avenir de l'ensemble de notre
filière nucléaire…
Pourquoi General Electric qui,
il y a un an, n'était intéressé que par les turbines à vapeur a-t-il mis la
main sur ce secteur nucléaire ?
Tout simplement, parce que l'énergie est au
centre du projet stratégique américain. Et que le nucléaire est une des
composantes de l'énergie. Le marché redémarre. Dans les pays émergents, mais
aussi en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. General Electric en était absent.
Là, il revient en force et acquiert, pour quelque milliard de dollars avec
Arabelle, le fleuron des turbines nucléaires.
Sur le marché chinois, l'un des plus
prometteurs, Westinghouse associé à Hitachi, est en compétition face à EDF,
Areva et Alstom. Arabelle était un atout pour la filière française. Que se
passera-t-il demain si GE négocie un accord avec Westinghouse pour lui fournir Arabelle
? C'est donc à terme toute la filière nucléaire française qui risque d'être
déstabilisée à l'exportation.
Est-on
sûrs qu'en cas de fortes tensions entre nos deux pays, comme ce fut le cas sous
le Général de Gaulle, la maintenance de nos centrales nucléaires, la fourniture
des pièces détachées seront assurées avec célérité par la filiale de GE ?
Cela peut-il également avoir
des conséquences diplomatiques et géopolitiques ? Lesquelles ?
Oui, et c'est peut-être le plus grave. Les
Etats-Unis sont nos alliés, mais il peut arriver dans l'histoire que des alliés
soient en désaccord ou n'aient pas la même approche des problèmes, notamment
dans la diplomatie et les relations entre États. Est-on sûrs qu'en cas de
fortes tensions entre nos deux pays, comme ce fut le cas sous le Général de
Gaulle, la maintenance de nos centrales nucléaires, la fourniture des pièces
détachées seront assurées avec célérité par la filiale de G.E ?
En outre, on a également oublié de dire qu'il
donne à GE le monopole de la fourniture de turbines de l'ensemble de notre
flotte de guerre. D'ores et déjà, le groupe américain fournit près de la moitié
des turbines à vapeur de notre marine, à travers sa filiale Thermodyn du
Creusot. Alstom produit le reste, notamment les turbines du Charles de Gaulle
et de nos quatre sous-marins lanceurs d'engins. Demain, GE va donc avoir le
monopole des livraisons pour la marine française. Que va dire la Commission de
la concurrence ? Monsieur Macron a-t-il étudié cet aspect du dossier ?
Enfin, il est un autre secteur qu'apparemment on
a oublié. Il s'agit d'une petite filiale d'Alstom, Alstom Satellite Tracking
Systems, spécialisée dans les systèmes de repérage par satellite. Ces systèmes,
installés dans plus de 70 pays, équipent, bien évidemment, nos armées, et des
entreprises du secteur de la défense et de l'espace. C'est un domaine
éminemment stratégique, car il concerne tous les échanges de données par
satellite. General Electric récupère cette pépite. Quand on sait les liens qui
existent entre la NSA, les grands groupes américains pour écouter, lire,
accéder aux données des ennemis, mais aussi des concurrents, fussent-ils
alliés, on voit l'erreur stratégique à long terme que le gouvernement vient de
commettre. Le ministère de la Défense a t’il donné son avis ?
Peut-on aller jusqu'à parler de
dépeçage ?
Oui car, ne nous y trompons pas, l'histoire est
écrite. Patrick Kron, actuel PDG, s'est félicité que les accords avec les Américains
permettront à Alstom de vendre, d'ici à trois ou quatre ans, ses participations
dans les trois sociétés communes, dans de bonnes conditions… pour les
actionnaires. Ce qui restera d'Alstom, la partie ferroviaire qui aura bien du
mal à survivre, reversera de 3 à 4 milliards d'euros aux actionnaires
dont Bouygues qui détient 29% et qui souhaitait sortir. En fait on fait
porter à Bouygues un chapeau trop grand pour lui. Ce n'est pas la raison
principale de cette cession. Ni le fait que la branche énergie d'Alstom ne soit
pas rentable (seules les turbines à gaz depuis le rachat catastrophique de
l'activité de ABB en 2000 posent problème).
Quelle est alors, selon vous,
la véritable raison de cette vente ?
La véritable raison, quoiqu'en disent les
dirigeants d'Alstom, c'est la pression judiciaire exercée par la justice
américaine qui s'est saisie en juillet 2013, d'une affaire de corruption, non
jugée, en Indonésie pour un tout petit contrat (110 millions de dollars). Tout
se passe comme si cette pression psychique, voire physique, sur les dirigeants,
la crainte d'être poursuivi, voire emprisonné (comme ce fut le cas pour un des
responsables d'une filiale du groupe aux Etats Unis) la menace d'amendes
astronomiques avait poussé ces dirigeants a larguer l'activité énergie. Comme
par hasard il y avait un acheteur tout trouvé : Général Electric. Ce ne sera
jamais que la cinquième entreprise soumise à la vindicte de la justice
américaine que ce groupe rachète. Au passage je rappelle que Jeffrey Immelt son
PDG est le président du conseil pour l'emploi et la compétitivité mis en place
à la Maison Blanche par Obama. Ce qui n'empêche pas GE d'être le champion de
l'optimisation fiscale ( Corporate Tax Avoiders ) avec une vingtaine de
filiales dans les paradis fiscaux. Sur 5 ans le groupe a déclaré 33,9 milliards
de dollars de profits et n'a pas payé un cent d’impôt aux Etats Unis. Outre
Atlantique ont dit désormais ce qui est « bon pour GE est bon pour l'Amérique ».
Mais ce qui est bon pour GE ne l'est pas forcément pour la France ou l'Europe.
A moins de considérer que notre avenir est de devenir une filiale de G.E. …
Le
drame de l'appareil d'Etat c'est qu'il est dirigé par Bercy où la fibre
industrielle a pratiquement disparu. Soit nous avons des politiques qui ne
connaissent l'activité économique qu'à travers le prisme des collectivités
locales soit nous avons de jeunes technocrates formés, imprégnés par la
mentalité de banquier d'affaires.
Si on peut comprendre que les
actionnaires trouvent leur compte dans cette vente, comment expliquer la
passivité des acteurs de la filière nucléaire et surtout de l'Etat ?
On ne peut que s'étonner du peu de réactions des
acteurs de la filière nucléaire. Il est vrai que Bercy et l'Élysée ont donné
leur feu vert à cette nouvelle version des accords au moment même où EDF et
Areva connaissaient une vacance du pouvoir. Chez Areva, Luc Oursel, aujourd'hui
décédé, avait quitté de fait les rênes à la fin de l'été. Chez EDF, François
Hollande et Emmanuel Macron ont décidé seuls, contre l'avis de Manuel Valls et
de Ségolène Royal, de ne pas renouveler Henri Proglio et de le remplacer par
Jean-Bernard Lévy. Un patron de qualité, unanimement apprécié… chez Thalès.
Cette vacance du pouvoir, à un moment crucial, a incontestablement favorisé
l'évolution des accords au profit de GE. Une politique de gribouille, puisque
Henri Proglio va se retrouver président du Conseil de surveillance… de Thalès.
Du grand n'importe quoi. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'Élysée et Bercy
n'ont pas fait un cadeau de Noël aux nouveaux présidents d'EDF et d'Areva. Le
drame de l'appareil d'Etat c'est qu'il est dirigé par Bercy où la fibre
industrielle a pratiquement disparu. Soit, nous avons des politiques qui ne
connaissent l'activité économique qu'à travers le prisme des collectivités
locales soit nous avons de jeunes technocrates formés, imprégnés par la
mentalité de banquier d'affaires. Un bref passage par Rothshild ou Lazard n'est
pas forcément un gage de compétences en industrie…
L'Europe a-t-elle joué un rôle
dans cette affaire ?
Indirectement oui, lorsque Pierre Bilger, en
1999, a racheté une partie des activités de turbines de ABB - un rachat
funeste, le groupe français ayant payé fort cher des turbines qui vont se
révéler défectueuses - la Commission européenne a exigé qu'Alstom cède une
partie de ses actifs dans ce secteur. Et ce, pour éviter une position dominante
sur le marché européen. C'est ainsi que General Electric a racheté l'usine de
Belfort d'Alstom.
Que dit le cas Alstom de la
désindustrialisation de la France ?
Qu'il y a un lien direct entre la
désindustrialisation de la France, son déficit abyssal du commerce extérieur,
sa perte d'influence dans le monde, la lente attrition des emplois qualifiés et
les désastres industriels à répétition que notre pays a connu depuis vingt ans.
De Péchiney à Arcelor, en passant par Bull, Alcatel, la Générale de Radiologie
et aujourd'hui Alstom, la liste est longue de nos fleurons industriels qui ont
été purement et simplement liquidés par l'absence de vision stratégique de la
classe politique et de la haute administration, par la cupidité et
l'incompétence de certains dirigeants d'entreprise qui ont fait passer leurs
intérêts personnels avant ceux de la collectivité. Oui, il y a bien une
corrélation entre l'étrange défaite de 1940, qui vit en quelques semaines
l'effondrement de notre pays et celle, plus insidieuse et plus longue, qui voit
le délitement de notre appareil industriel.
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